Tirer le meilleur parti de l’examen de l’AÉCUM

Propositions axées sur les travailleurs et le climat pour le renforcement de la coopération économique, sociale et environnementale en Amérique du Nord

Stuart Trew avec Simon Archer, Angelo DiCaro, Gavin Fridell, Laura Macdonald, Mary McPherson, Mark Rowlinson

A propos des auteurs

Stuart Trew est chercheur principal au Centre canadien de politiques alternatives, où il dirige le projet de recherche sur le commerce et l’investisement. Simon Archer et Mark Rowlinson sont associés au sein du cabinet d'avocats Goldblatt Partners. Angelo DiCaro est directeur de recherche à Unifor, le plus grand syndicat du secteur privé au Canada. Gavin Fridell est professeur et chercheur en Études du développement mondial à l'université Saint Mary's de Halifax. Laura Macdonald est professeur au Département de sciences politiques et à l'Institut d'économie politique de l'université Carleton à Ottawa. Mary McPherson est coordinatrice du Réseau pour un commerce juste (Trade Justice Network).

Remerciements

Les auteurs remercient Daniel Rangel, Elizabeth Kwan, Paul Bocking, Meg Gingrich et Kyla Tienhaara pour les commentaires judicieux apportés aux versions préliminaires de ce rapport, et ils sont extrêmement reconnaissants envers Trish Hennessy, Amanda Klang, Jon Milton, Gina Gill Hartmann et Tim Scarth du CCPA. Merci à Catherine Caron pour la traduction en français.

Note sur la tradiction

Le CCPA s’engage à intégrer une pratique d’écriture plus inclusive dans ses futures publications. Nous sommes à finaliser notre politique à cet égard. Merci de votre compréhension.

L’examen de 2026 de l’ACÉUM : Se préparer au pire, planifier des avancées 

Stuart Trew

Le Canada, les États-Unis et le Mexique sont à deux ans de l'examen officiel obligatoire, prévu tous les six ans (voir annexe), de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), renégocié et désormais connu sous le nom d'Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACÉUM) . Cette échéance peut sembler lointaine, mais les préparatifs en vue de cet examen potentiellement litigieux sont déjà en cours dans les trois pays.

Le gouvernement fédéral canadien et les grandes associations d'entreprises semblent s’entendre sur le fait que le Canada devrait chercher à reconduire l'Accord en douceur plutôt que de risquer une nouvelle épreuve de force très médiatisée avec Washington . Ce scénario semble toutefois peu probable, étant donné la pression exercée par les entreprises et les milieux politiques sur le gouvernement américain afin qu’il revoie les règles de l’ACÉUM dans des domaines tels que l'accès au marché des produits laitiers, l'énergie, l'agriculture et la politique alimentaire, les règles d'origine dans le secteur automobile et le commerce numérique. «Tout l’intérêt [de l’examen] est de maintenir un certain niveau d'inconfort», a déclaré la représentante au Commerce des États-Unis, Katherine Tai, en mars 2024 .

Une simple reconduction telle qu’elle de l’ACÉUM pourrait également constituer une occasion manquée, étant donné l'évolution de la réflexion sur la gouvernance commerciale depuis que le traité a été négocié. Les trois gouvernements nord-américains ont adopté des dispositions relatives au «commerce inclusif» afin de répondre aux préoccupations concernant les avantages inégaux que retirent les femmes, les travailleurs racisés et les peuples autochtones du commerce, ainsi qu’à celles concernant la contribution du commerce à la perte de biodiversité et au changement climatique. La géopolitique du commerce, les subventions et la politique industrielle ont également évolué depuis l'entrée en vigueur de l’ACÉUM en juillet 2020.
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À bien des égards, la manière dont nous envisageons nos relations mutuelles dépendra de la façon dont nous percevons notre place dans le monde. Celle-ci est très différente en 2023 de ce qu'elle était en 2018. Et je m'attends à ce qu'elle soit très différente en 2026 de ce qu'elle est en 2023.

Aaron Fowler, haut fonctionnaire commercial d'Affaires mondiales Canada, septembre 2023

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Bien que la plupart des accords de libre-échange du Canada contiennent des dispositions permettant de les amender, celles-ci ne sont pratiquement jamais utilisées. Dans les faits, et à dessein, la libéralisation économique, la privatisation et la déréglementation encouragées et facilitées par le libre-échange ont été à sens unique, quelles qu'en soient les conséquences sur les moyens de subsistance des populations, la qualité des services publics, les options en matière de développement industriel ou l'environnement.

L'inclusion d'une clause de révision après six ans dans l’ACÉUM, bien qu'elle ne soit pas sans risques importants pour le Canada et le Mexique, oblige les gouvernements à se demander si le traité génère des avantages substantiels et largement partagés, ou s'il ne risque pas de compromettre les objectifs du «commerce inclusif». Un haut fonctionnaire canadien chargé du commerce a reconnu l'utilité d'une révision de l’ACÉUM en septembre 2023 : « À bien des égards, la façon dont nous envisageons nos relations mutuelles dépendra de la façon dont nous percevons notre place dans le monde. Celle-ci est très différente en 2023 de ce qu'elle était en 2018. Et je m'attends à ce qu'elle soit très différente en 2026 de ce qu'elle est en 2023» .

Le Canada devrait se préparer à cet examen comme si une renégociation partielle de l’ACÉUM était inévitable, qu'il y ait un démocrate ou un républicain au pouvoir à la Maison-Blanche. L'envoi en mission d'Équipe Canada aux États-Unis, afin de convaincre les dirigeants fédéraux et ceux des différents États de l'importance des échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis peut certes contribuer à préparer le terrain en vue d'un renouvellement espéré de l’ACÉUM . Toutefois, cet effort sera d'une utilité limitée si la prochaine administration américaine décide de serrer la vis au Canada et au Mexique pour obtenir d'autres concessions.

Le présent rapport évalue le fonctionnement de l’ACÉUM à ce jour et propose des moyens de pousser plus loin les dispositions novatrices de l'Accord qui sont fondées sur le respect des droits et centrées sur les travailleurs, ayant amélioré l'ALÉNA initial. Bien que des élections nationales vont changer les gouvernements des trois pays d'ici l’examen de 2026, la politique commerciale centrée sur les travailleurs de l'actuelle administration américaine va probablement perdurer. Pour des raisons politiques, géoéconomiques et de sécurité nationale, un consensus bipartisan s'est dégagé quant à la nécessité de renouveler la base de l’industrie manufacturière en Amérique du Nord et de mieux protéger les travailleurs contre la concurrence étrangère subventionnée — financièrement ou par le biais de normes de travail et environnementales moins strictes.

Le présent rapport met donc l'accent sur des propositions de réforme des dispositions de l’ACÉUM relatives aux droits du travail, au mécanisme innovant de réaction rapide en matière de travail, au chapitre sur les règles d'origine dans l'important secteur de l'automobile et au chapitre sur l'environnement. D'autres aspects de l'Accord pourraient également être rendus plus inclusifs et plus centrés sur les travailleurs si les circonstances appropriées et une volonté politique suffisante existaient. L’examen de l’ACÉUM est l'occasion de discuter de questions prioritaires en vue d'une éventuelle réforme de ses dispositions en matière de commerce numérique, d’égalité de genre et de mesures inclusives, ainsi que ses mécanismes de règlement des différends.

En particulier, les dirigeants à la tête des États liés par l’ACÉUM devraient trouver le courage de démanteler complètement les vestiges du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) existant entre le Mexique et les États-Unis, conformément au changement bipartisan qu’ont fait les États-Unis en ce qui a trait à l'arbitrage international en matière d’investissement. Le régime RDIE est clairement incompatible avec la réalisation des droits humains, y compris les droits des peuples autochtones, la protection de la biodiversité ou la réalisation des objectifs de l'Accord de Paris sur le climat. Le laisser tel quel, même sous une forme limitée, crée des risques inacceptables pour le Mexique et un déséquilibre de pouvoir inacceptable dans le traité.

Des progrès dans l'un ou l'autre de ces domaines dépendront de la conjoncture politique du continent au cours de la période précédant la révision. Néanmoins, le Canada serait bien avisé de se présenter à la table des négociations avec une liste solide de propositions qui lui servirait de levier dans une négociation potentiellement stressante. Le Canada et ses partenaires de l’ACÉUM devraient en tout état de cause utiliser la période de révision de manière productive, en reconnaissant que les accords commerciaux peuvent et doivent répondre à l'évolution des priorités sociales, économiques et environnementales.

Tout examen trinational devrait prévoir de nombreuses possibilités de consultation avec les acteurs de la société civile dans les trois pays et ne devrait pas être laissé entre les mains des négociateurs commerciaux ou des lobbyistes des entreprises. Nous espérons que ce document servira de point de départ à des discussions trinationales au sein de la société civile sur le bilan de l’ACÉUM et sur les façons de faire en sorte que les relations économiques nord-américaines 
soient bénéfiques aux habitants humains et non humains des trois pays.

Faire progresser le commerce centré sur le travailleur : Les droits du travail, travailleurs migrants et le mécanisme de réaction rapide en matière de travail de l’ACÉUM

Mark Rowlinson et Simon Archer

LE CHAPITRE SUR LE TRAVAIL DE l'Accord Canada–Etats-Unis–Mexique (chapitre 23) contient un certain nombre de développements significatifs si on le compare aux dispositions sur le travail contenues dans n’importe lequel des accords de libre-échange canadien négociés précédemment, y compris l'Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et son accord parallèle sur le travail. Une évaluation du fonctionnement de ces nouvelles dispositions doit tenir compte des améliorations apportées au chapitre sur le travail de l’ACÉUM en tant que telles, des réformes substantielles du droit du travail faites au Mexique et des litiges de l’ACÉUM liés au travail à ce jour.

Le chapitre sur le travail de l’ACÉUM exige des parties qu'elles adoptent et maintiennent des normes du travail élevées dans leurs lois, règlements et pratiques en respectant la déclaration de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur les principes et droits fondamentaux au travail, les salaires minimums, les heures de travail et les protections en matière de santé et de sécurité au travail (article 23.3). L'Accord exige également que les parties s'abstiennent d'affaiblir l'application de la réglementation du travail ou d'y déroger d'une manière qui affecte le commerce ou l’investissement (article 23.4).

Le chapitre 23 élimine également l'obligation qui faisait partie des accords commerciaux précédents et qui exigeait que les violations substantielles des droits du travail soient le résultat d’une «action ou inaction durable et récurrente», ce qui avait pour effet de limiter les types de litiges liés au travail qui pouvaient être déposés . Enfin, bien que les violations des droits du travail doivent toujours être commises «d'une manière qui affecte le commerce», l’ACÉUM renverse désormais la charge d’établir ce lien : l'Accord présume en effet que les violations des droits du travail affecteront le commerce jusqu'à ce que l'État concerné prouve le contraire (note de bas de page de l'article 23.4). L'Accord contient également de nouvelles interdictions d'importer des biens fabriqués grâce au travail forcé (article 23.6) et de nouveaux engagements concernant la violence à l'encontre des travailleurs (article 23.7), les travailleurs migrants (article 23.8) et la discrimination sur le lieu de travail (article 23.9).

Toutefois, les améliorations les plus significatives par rapport à l'ALÉNA concernent le renforcement de ces droits et normes du travail. Contrairement à l'ALÉNA et à de nombreux accords commerciaux canadiens, les conflits liés au travail peuvent être traités dans le cadre du mécanisme principal de résolution des conflits de l’ACÉUM, à condition que les parties en conflit aient d'abord tenté de résoudre le problème par le biais de consultations (article 23.17). Cela répondait à une critique largement partagée au sujet de l'accord parallèle sur le travail de l'ALÉNA, qui «ne prévoyait pas de sanctions en cas de non-respect et reposait sur l'exigence que chaque État renforce son propre droit du travail, plutôt que d'établir des normes communes plus élevées; de ce fait, il constituait un terrain peu propice à la promotion des droits du travail en général, ou des droits des femmes et des personnes différentes sur le plan du genre en particulier» .

En outre, les États parties de l’ACÉUM se sont entendus sur un protocole de règlement des différends nouveau et novateur appelé «mécanisme de réaction rapide en matière de travail, applicable à des installations particulières» (annexes 31-A et 31-B). Ce nouvel instrument (le «MRR») prévoit une nouvelle procédure de plainte en cas de «déni de droits» au sein d’une installation mexicaine couverte par le mécanisme. Dans le cadre du MRR, le «déni de droits» se limite au déni du droit à la liberté d'association et à la négociation collective.

L'application du MRR est, tout compte fait, limitée au Mexique. Le MRR ne peut s'appliquer au Canada ou aux États-Unis que s'il y a déni de droits en vertu d'une ordonnance du Conseil canadien des relations industrielles (le tribunal traitant les litiges en milieu de travail qui relèvent de la compétence fédérale au Canada) ou du National Labour Relations Board (l'organisme fédéral de réglementation des conflits du travail aux États-Unis) (voir la note de bas de page 2 des annexes 31-A et 31-B). Aucun de ces cas de figure n'est susceptible de se produire.

En outre, le MRR ne s'applique que dans les «installations couvertes», définies comme des installations d'un «secteur prioritaire» qui produisent des biens ou des services échangés entre les parties ou qui sont en concurrence sur le territoire d'une autre partie. Un «secteur prioritaire» comprend la production de biens manufacturés, la fourniture de services ou le secteur minier. Par conséquent, le MRR ne s'applique pas à la plupart des parties impliquées dans la négociation collective au Mexique.

Le MRR prévoit un mécanisme de plainte et de décision accéléré selon lequel les plaintes sont examinées dans un délai de 45 jours et des solutions doivent être trouvées dans un délai raisonnable. Une commission d'examen peut être nommée si aucune solution n'est trouvée. Le groupe d'examen du MRR est habilité à mener des enquêtes et des vérifications sur place, après quoi il dispose de 30 jours pour prendre une décision.

Enfin, le MRR prévoit également la possibilité d’autres actions concrètes. En déposant une plainte, la partie plaignante peut retarder le règlement des comptes douaniers relatifs aux marchandises qui proviennent de l'installation couverte. Les mesures correctives en cas de violation peuvent inclure la suspension du traitement tarifaire préférentiel ou l'imposition de pénalités concernant les biens ou les services provenant de l'installation couverte. S'il s'avère que le signataire a commis des violations répétées, le plaignant peut refuser l'entrée des marchandises produites dans l'installation. Cela incite fortement l'entreprise qui exploite l'installation couverte à se conformer à la procédure.

Aperçu de la réforme du droit du travail au Mexique

Pendant plusieurs décennies, les libertés des travailleurs et des syndicats au Mexique ont été sapées par ce que l'on appelle les syndicats et les contrats de protection; on voyait ainsi des syndicats souvent corrompus et favorables aux employeurs «s'approprier» les conventions collectives sans aucune consultation ni participation des travailleurs eux-mêmes. Ce système a bénéficié de l'aide et du soutien d'une bureaucratie mexicaine corrompue et inefficace dans le domaine des relations du travail. L'accord parallèle de l'ALÉNA sur le travail n'a rien fait, ou presque, pour remédier à ce système bien ancré.

Des changements sont intervenus dans le secteur du travail au Mexique grâce à une combinaison de revendications nationales portées par le mouvement syndical indépendant et ses alliés, et de pression extérieure exercée par les partenaires commerciaux du pays. L'annexe 23-A du chapitre sur le travail de l’ACÉUM exigeait que le Mexique adopte et mette en œuvre un certain nombre de réformes de son droit du travail afin de renforcer les droits d'association et de négociation collective des travailleurs et des syndicats mexicains. Les réformes du droit du travail exigées dans l'annexe 23-A ont été adoptées en 2017 et 2019, et leur mise en œuvre entre 2019 et 2023 constitue un contexte important à prendre en compte dans toute évaluation de la valeur des nouvelles dispositions de l’ACÉUM en matière de travail .

Le Mexique a adopté d'importants amendements à sa loi fédérale sur le travail, le 1er mai 2019, afin de mettre en œuvre les réformes de la Constitution mexicaine adoptées en 2017 en réponse à des pressions exercées précédemment. Les réformes se sont attaquées à un certain nombre d'obstacles de longue date à la justice du travail au Mexique, notamment les contrats de protection, l'absence de gouvernance démocratique dans certains syndicats et le manque d'indépendance des institutions gouvernementales chargées des relations de travail et de la justice du travail.

La réforme de mai 2019 prévoyait une transition de quatre ans pour la mise en œuvre complète du nouveau système de justice du travail. Le principal mécanisme de transition exigeait que toutes les conventions collectives existantes soient examinées et soumises au vote des travailleurs au moins une fois avant mai 2023 , un délai qui a été prolongé jusqu'au 31 juillet 2023 . Dans le cadre de ce processus, le syndicat en place était tenu de programmer un vote de légitimation, avec un préavis d'au moins 10 jours donné aux travailleurs concernés. Ce processus devait être associé à de nouvelles procédures de démocratie syndicale visant à mettre fin à la prédominance, depuis des décennies, des syndicats de protection au Mexique.

Bien que l'on estime qu'au cours de cette période de quatre ans, environ 30 000 conventions collectives ont fait l'objet de votes de légitimation de qualité variable, il est probable que moins de 20 % des contrats existants aient été soumis à ce processus. En outre, les processus de légitimation qui ont eu lieu ont fait l'objet de vives critiques, reflétant des pratiques de corruption antérieures.

La question qui se pose est de savoir ce qu'il adviendra des 80 % de conventions collectives qui n'ont pas été légitimées. La réponse semble être que toutes ces conventions collectives sont annulées et que les travailleurs couverts par celles-ci se retrouvent privés de leur protection. En outre, la gestion des nouvelles réformes du travail au Mexique s'est heurtée à de nombreux défis et problèmes, notamment en ce qui concerne la certification des résultats de vote et la rapidité avec laquelle les demandes sont traitées.

Plus généralement, la mise en œuvre continue des réformes du droit du travail mexicain, formant un contexte clé pour les plaintes déposées jusqu'à présent dans le cadre du mécanisme de réaction rapide, a permis d'améliorer les droits du travail au Mexique, mais elle a été entravée par des obstacles importants, persistants et systémiques nuisant à son efficacité.

Ainsi, les réformes du droit du travail mexicain ont eu un effet positif beaucoup plus limité que ce que l'on espérait. Les syndicats indépendants mexicains ont signalé des problèmes systématiques dans les procédures d'arbitrage du travail, un manque de financement de l'État pour la mise en œuvre et l'adaptation au nouveau régime des relations de travail ainsi que l'influence continue de fédérations syndicales d'entreprises et d’acteurs de ce secteur compromis, y compris les arbitres.

En résumé, le Mexique doit encore relever de nombreux défis dans le domaine des droits du travail, en particulier en ce qui concerne les droits à la liberté d'association et à la libre négociation collective.
Plaintes déposées aux Etats-Unis en vertu du chapitre sur le travail
Depuis l'entrée en vigueur de l’ACÉUM le 1er juillet 2020, la grande majorité des plaintes déposées en vertu du chapitre sur le travail l'ont été par les États-Unis contre des établissements mexicains dans le cadre du mécanisme de réponse rapide. Le Canada a déposé une plainte concernant un établissement mexicain, et aucune plainte n'a été déposée contre des établissements canadiens ou américains pour les raisons déjà mentionnées.

En date du 10 avril 2024, les États-Unis avaient accepté l’examen de 22 cas alléguant un déni des droits des travailleurs au Mexique, déclenchant le mécanisme du MRR . Il n'est pas possible de résumer les 22 cas ici, bien qu'il y ait un certain nombre de bonnes sources qui l'aient fait, y compris la page Web du représentant au Commerce des États-Unis . . Le Maquila Solidarity Network a également préparé un excellent résumé de tous les cas déposés jusqu'en décembre 2023 . Sur les 22 cas acceptés en date d’avril 2024, cinq n'avaient pas encore été résolus ou plaidés et faisaient l'objet d'une enquête au moment de conclure le présent rapport.

Parmi les cas acceptés par les États-Unis, plusieurs tendances se dégagent. Premièrement, une grande majorité des cas, y compris les huit premiers, proviennent du secteur mexicain de l'automobile ou des pièces automobiles. Au cours de l'année écoulée, un certain nombre de cas sont apparus dans d'autres secteurs de l'économie mexicaine. L'un d'entre eux concerne le secteur du caoutchouc (Goodyear) et un autre le secteur manufacturier au sens large (le fabricant d'équipements miniers et de construction Caterpillar). En outre, un cas a été accepté dans le secteur de l'habillement, un dans le secteur du transport aérien et un dans le secteur des services (un centre d'appel à Hidalgo, au Mexique). Enfin, un cas accepté en février 2024 est apparu dans le secteur de la transformation alimentaire au Mexique.

Deuxièmement, les faits liés à ces affaires révèlent également certains éléments communs. La grande majorité des premiers cas (12) concernaient des litiges relatifs à la liberté d'association entre des syndicats légitimes et des syndicats de protection liés à la Confederación de Trabajadores de México (CTM). Sept de ces affaires concernaient des litiges liés à des votes de légitimation dans le cadre du processus de réforme du droit du travail. Neuf des premières affaires ont abouti à des résultats électoraux positifs pour les syndicats légitimes au Mexique, soit par le biais du processus de vote de légitimation, soit par le biais d'un vote d'accréditation.

Enfin, sur les 17 affaires conclues à ce jour, 12 l'ont été par le biais d'accords de règlement formels, tandis que deux l'ont été à la suite de résultats électoraux positifs (dans de nombreux cas, il s'agissait à la fois d'accords et de résultats électoraux positifs). En outre, selon un communiqué de presse du 10 avril 2024 du représentant américain au Commerce : «Onze affaires ont donné lieu au versement d'arriérés de salaire aux travailleurs, neuf ont donné lieu à la réintégration de travailleurs [...], et de nombreuses affaires ont donné lieu à des négociations fructueuses en vue d'obtenir des salaires plus élevés, des formations sur les droits des travailleurs et des politiques améliorées dans les installations .»

Jusqu'à présent, seuls deux cas n'ont pas été résolus et ont donné lieu à la désignation de groupes spéciaux de règlement des différends du MRR. Le premier cas concerne la plainte déposée par le syndicat mexicain des travailleurs des mines (Los Mineros) au sujet d'une grève de longue durée à la mine San Martin, exploitée par Industrial Minera Mexico (IMMSA). Ce premier groupe spécial a entendu plusieurs jours de témoignages qui ont abouti à deux jours de présentations des représentants américains et mexicains à Mexico, les 28 et 29 février 2024. Le deuxième groupe d'examen du MRR, demandé par les États-Unis à la mi-avril 2024, concerne l'affaire du centre d'appel basé à Hidalgo.

Le 13 mai 2024, le premier groupe spécial de règlement des différends du MRR a rendu sa décision dans l'affaire de la mine San Martin . Il a estimé qu'il n’avait pas compétence pour régler ce différend, qui remonte à 2007. Plus précisément, il a estimé qu'un déni de droits au titre du MRR ne pouvait être reconnu que dans le cas d’événements survenus après l'entrée en vigueur de l’ACÉUM (juillet 2020) et soumis aux modifications apportées en 2019 à la législation du travail fédérale mexicaine. Le groupe spécial a estimé que les événements allégués par les États-Unis ne répondaient pas à ces critères.  

Toutefois, le groupe spécial a rejeté l'argument du Mexique selon lequel la mine San Martin n'était pas une «installation visée» parce qu'elle n'exporterait pas de produits directement vers les États-Unis. Le groupe spécial a plutôt conclu que la mine produisait des biens qui concurrençaient les exportations américaines sur le marché mexicain, ce qui était suffisant pour conclure, en vertu de l'article 31-A.15(ii) de l’ACÉUM, que la mine était une installation visée. 

Bien que cette première décision du groupe spécial soit décevante dans la mesure où elle conclut que le MRR ne s'applique pas aux différends qui ont débuté avant 2020, ce dernier a souligné que le différend relatif à la mine San Martin était «très inhabituel et peu susceptible de se répéter ».

Il convient de noter qu'une seule affaire a été portée devant le principal mécanisme de règlement des différends prévu par le chapitre 23 de l’ACÉUM. En mars 2021, une plainte a été déposée au Mexique contre le gouvernement américain, accusé de ne pas avoir renforcé sa législation du travail contre la discrimination fondée sur le sexe des travailleuses migrantes titulaires d'un visa de migration de travail temporaire, violant ainsi ses obligations au titre de l'article 23 de l’ACÉUM. La plainte a été déposée par une coalition d'organisations dirigée par le Centro de los Derechos del Migrante.

Cette affaire s'est conclue par la signature d'un protocole d'accord, en janvier 2023, entre les gouvernements américain et mexicain, qui comprend des dispositions clés protégeant les travailleurs migrants, notamment l'interdiction de la discrimination dans le recrutement, la mise à disposition du public de données relatives au genre, l'amélioration de l'accès à la justice pour les travailleurs migrants et la garantie que ces personnes reçoivent la rémunération prévue par leur contrat.

L'affaire Frankische portée devant les tribunaux canadiens

Contrairement à l'activité considérable liée au MRR aux États-Unis, une seule affaire a été portée devant les tribunaux en vertu du mécanisme du MRR Canada-Mexique de l'annexe 31-B. Cette affaire, déposée au Canada par Unifor au nom du syndicat mexicain SINTTIA, concernait un déni manifeste de droits lié à la campagne de SINTTIA visant à syndiquer les travailleurs du fabricant allemand de tuyaux industriels Frankische.

SINTTIA cherchait à déloger le syndicat de protection en place à la suite d'un vote de légitimation très douteux. Pendant la campagne de SINTTIA, l'employeur et le syndicat CTM en place se sont livrés à des actes d'intimidation, de coercition et de licenciement à l'encontre des partisans de SINTTIA. Ce dernier a déposé une demande auprès de la Commission mexicaine du travail en novembre 2022, mais en mars 2023, aucun progrès n'avait été réalisé. Par conséquent, la plainte en vertu de l'annexe 31-B a été déposée en mars 2023 et a été acceptée pour examen par le gouvernement canadien le 13 mars 2023.

Le gouvernement canadien a alors entrepris de négocier un règlement de la plainte. Il est parvenu à un accord avec Frankische en mai 2023, ouvrant la voie à un vote de représentation le 26 juin 2023, qui a été remporté par SINTTIA. SINTTIA a ainsi été reconnu comme l'agent négociateur légitime et le gouvernement canadien a fermé le dossier en juillet 2023.

Évaluer les dispositions de l’ACÉum en matière de travail à ce jour

On s'attendait à ce que le chapitre sur le travail de l’ACÉUM, substantiellement modifié, et le nouveau mécanisme de réaction rapide représentent une avancée considérable en matière d'application des droits du travail par rapport à l'ALÉNA. Sur la base de l'expérience acquise au cours des premières années, on peut conclure que certaines de ces attentes ont été satisfaites.

Plus particulièrement, lorsqu'il s'applique, le MRR s'est avéré être un mécanisme relativement rapide et efficace pour renforcer les droits du travail dans certaines circonstances au Mexique. Parmi les affaires déposées jusqu'à présent, plusieurs ont abouti à des résultats positifs pour les travailleurs mexicains qui cherchaient à faire valoir leur droit à la liberté d'association et à la négociation collective, ce qui a conduit à plusieurs campagnes d'organisation réussies, à des votes de représentation et à des conventions collectives négociées.

Considérant les premiers succès du MRR, les fonctionnaires américains ont noté que ce mécanisme pourrait devenir un nouveau modèle pour l'application des droits du travail dans le cadre des accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux . Toutefois, pour que le MRR devienne un modèle pour l'avenir, plusieurs problèmes liés au mécanisme devraient être considérés.

Les propositions de réforme les plus courantes se répartissent en deux catégories :

  1. Réformes du chapitre sur le travail et du mécanisme de réaction rapide existants
  2. Réformes visant à étendre la portée des protections prévues par le chapitre sur le travail et à étendre l'application du MRR lui-même

Bien que le MRR et le chapitre sur le travail de l’ACÉUM représentent une amélioration majeure par rapport aux dispositions antérieures sur le travail dans les accords commerciaux, ils peuvent être encore améliorés et leur portée bonifiée, afin de produire des avancées justes et équitables en matière de travail.

Tout d'abord, la principale limite du MRR actuel est qu'il ne s'applique, tout compte fait, qu'au Mexique. Or, il existe des violations substantielles et significatives du droit à la liberté d’association et à la négociation collective au Canada et aux États-Unis. Si le MRR doit devenir un modèle pour d'autres accords commerciaux à l'avenir, le Canada et les États-Unis doivent modifier le mécanisme pour qu'il s’applique de manière bilatérale et sérieuse dans tous les pays signataires. L'application du MRR aux États-Unis et au Canada se heurte à des obstacles techniques qu'il conviendrait d'étudier et au sujet desquels des recommandations devraient être formulées.

Deuxièmement, le champ d'application du MRR est trop limité. En restreignant son application aux seules violations du droit à la liberté d'association et à la négociation collective, le MRR n'aborde pas un large éventail de droits du travail essentiels qui sont également affectés par le commerce, en matière de santé et de sécurité, de travail des migrants et de violence sexiste . En outre, le fait que le MRR ne s'applique qu'à certaines «installations couvertes» limite de façon importante son utilité. L’étendue des plaintes possibles et des secteurs économiques visés devrait être élargie afin de mieux refléter l'intégration des économies nord-américaines.

Nous souhaitons également pointer une troisième préoccupation d'un point de vue exclusivement canadien. Ce n'est pas un hasard si 22 affaires ont été déposées aux États-Unis 
tandis qu’un seul cas de MRR a été déposé au Canada. Cet écart s'explique en partie par la primauté des relations économiques entre les États-Unis et le Mexique. Toutefois, le Canada et le Mexique entretiennent également des relations commerciales importantes et les acteurs économiques canadiens ont des activités importantes au Mexique, par exemple dans le secteur minier et dans celui des pièces automobiles. En outre, les syndicats canadiens, soutenus par le gouvernement canadien, ont investi des ressources importantes dans le renforcement des capacités au Mexique, en solidarité avec le mouvement syndical mexicain.

Aux États-Unis, une infrastructure importante a été créée lors de la mise en œuvre du MRR afin de garantir que ces cas puissent être reçus, évalués, examinés et, le cas échéant, portés devant les tribunaux. De plus, d'importants organes consultatifs ont été mis en place aux États-Unis, en collaboration avec le mouvement syndical, pour veiller à ce que ce nouveau mécanisme soit utilisé dans toute la mesure du possible.

Le gouvernement canadien n'a pas fait d'efforts semblables, que ce soit pour créer l'infrastructure ou les organes consultatifs. Le rôle du gouvernement canadien s'est largement limité à financer d'importants projets syndicaux au Mexique, mais cela n'a donné lieu qu'à une seule plainte déposée. Le Canada devrait assumer une plus grande part du fardeau et faire preuve d'un engagement plus fort en faveur de l'amélioration des droits du travail au Mexique et dans la région nord-américaine.

Recommandations

  1. Étendre l'application du MRR aux violations des droits du travail au Canada et aux États-Unis en modifiant les conditions à respecter pour déposer des plaintes en cas de dénis de droits dans des installations aux États-Unis et au Canada.
  2. Confirmer et élargir les secteurs économiques auxquels le MRR s'applique. À l'heure actuelle, seuls les secteurs impliqués dans la fabrication de biens, la fourniture de services ou le secteur minier sont définis comme des «secteurs prioritaires» couverts par le MRR. Les secteurs prioritaires devraient être confirmés et élargis pour inclure l'énergie, le secteur des services au sens large, l'agriculture et les travailleurs migrants.
  3. Élargir la définition du «déni de droits» dans le cadre du MRR, afin qu’elle ne se limite pas à la liberté d'association et aux droits à la négociation collective, et qu’elle inclue la discrimination fondée sur le genre, l'orientation sexuelle ou l'expression sexuelle; la violence fondée sur le genre; le travail des enfants; la santé et la sécurité; et les dérogations aux normes minimales de travail.
  4. Clarifier le sens et l'intention de la note de bas de page 2 de l'annexe 31-B (l'annexe du MRR entre le Canada et le Mexique) afin de confirmer que le MRR s'applique dans le cas d’un déni de droits dans n’importe quelle installation couverte par n’importe quelle législation interne. Cette recommandation est importante étant donné que le groupe spécial du MRR dans l'affaire de la mine San Martin a estimé que la note de bas de page identique dans l'annexe États-Unis-Mexique (31-A) limitait l'application du MRR aux dénis de droits reconnus depuis la réforme du droit du travail mexicain de 2019.
  5. Clarifier et promulguer des critères et des exigences plus spécifiques concernant les accords de réparation qui règlent les plaintes déposées dans le cadre du MRR, y compris le contenu (dommages-intérêts, etc.), les délais et les exigences en matière de consultation des parties prenantes.
  6. Créer un organisme consultatif canadien, semblable à l'Independent Mexico Labour Expert Board (IMLEB) aux États-Unis, qui servirait de point de contact privilégié et fournirait des conseils indépendants au gouvernement canadien en ce qui concerne les questions liées au travail dans l’ACÉUM.
  7. Un obstacle important à la réforme du travail mexicaine est le manque de capacité et de soutien permettant l'organisation usine par usine au Mexique. Par des mesures et des ressources et dans un esprit de collaboration, le gouvernement canadien pourrait contribuer au renforcement des capacités du Mexique liées au chapitre 23 de l’ACÉUM, afin de l’aider à renforcer l'application du droit du travail et les systèmes d'inspection encourageant le respect de ce droit. Le Canada pourrait également contribuer au financement d'un comité de surveillance indépendant dont le mandat comprendrait la collecte de données et la formation en vue d'améliorer l'application du droit du travail au Mexique.
  8. Mettre en œuvre des mesures coercitives significatives au Canada pour se conformer à l'interdiction d'importer des biens produits grâce au recours au travail forcé ou obligatoire – une interdiction énoncée à l'article 23.6. Inclure des obligations spécifiques concernant les ressources consacrées aux agences et aux pratiques de contrôle, et des obligations accrues en matière de rapports et de transparence.

L’ACÉUM et la transition vers le véhicules électrique en Amérique du Nord : Jouer un rôle en faveur de meilleures règles d'origine dans le commerce automobile

Angelo DiCaro

L'UN DES principaux changements qu’a produits la renégociation de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) lorsqu'il est devenu l'Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACÉUM), en 2018, concerne les conditions dans lesquelles le commerce automobile s'effectue sur ce continent. Les règles d'origine plus strictes du nouvel accord ont été un résultat politique clé de la renégociation et ont été présentées comme une victoire pour les travailleurs de l'automobile .

En vertu de l'ALÉNA, au moins 62,5 % d'un véhicule, d'un moteur ou d'une transmission devraient provenir d'Amérique du Nord pour bénéficier de l’élimination des tarifs douaniers. Dans le cadre de l’ACÉUM, les exigences en matière de contenu nord-américain ont été portées à 75 % pour les véhicules légers et les pièces essentielles, et à 70 % pour les camions lourds et les pièces automobiles principales, parmi d'autres changements indiqués dans le tableau 1.

Les partisans de l’ACÉUM ont déclaré que ces nouvelles règles plus agressives dans le secteur automobile permettraient de remédier aux déséquilibres concurrentiels en Amérique du Nord causés par l'ALÉNA, notamment les salaires chroniquement bas au Mexique et les importantes sorties de capitaux venant des États-Unis et du Canada. En 2018, le Mexique comptait 45% des emplois du secteur automobile alors que sa part n’était que de 8 % sur le plan des ventes d'automobiles en Amérique du Nord. Cette croissance disproportionnée du secteur en est venue à définir l'ALÉNA comme un accord commercial directement responsable tant des pertes d'emplois dans le secteur automobile fortement syndiqué du Canada et du nord-est des États-Unis, que de la croissance des emplois faiblement rémunérés au Mexique et dans le sud des États-Unis non syndiqué.

Cette désindustrialisation régionale du secteur automobile a eu des conséquences économiques et politiques. Les usines d'assemblage automobile sont des points d'ancrage du développement économique pour les collectivités. Les usines d’automobiles offrent de bons emplois avec des salaires et des avantages supérieurs à la moyenne qui soutiennent les économies locales par le biais de la consommation et des impôts. Ces installations stimulent également la croissance de la chaîne d'approvisionnement locale dans les domaines des composantes, de la logistique des transports, des services communautaires et de la recherche et du développement.

La fermeture d'une usine d'assemblage, qui emploie généralement des milliers de travailleurs, se répercute sur la chaîne d'approvisionnement locale, entraînant des pertes d'emploi plus importantes et une diminution des services. Ces expériences perturbatrices et dommageables pour les travailleurs suscitent des sentiments de peur, d'anxiété et de ressentiment à l'égard de ceux qui sont responsables de ces résultats, notamment les employeurs et les responsables gouvernementaux. La politisation de cette colère est devenue le cadre dans lequel les règles du commerce automobile de l'ALÉNA ont été renégociées.

Les défenseurs de l’ACÉUM ont également proposé que les nouvelles règles commerciales pour l'automobile aient le potentiel de «relocaliser» (c'est-à-dire de rétablir la fabrication en Amérique du Nord) les intrants du secteur automobile provenant de l'étranger (l'acier, l'aluminium et d'autres composantes) dont la production était précédemment délocalisée dans des pays à bas salaires, notamment en Chine. Enfin, les règles de l’ACÉUM pour l'automobile incluent, pour la première fois, une exigence de salaire horaire pour la main-d'œuvre des usines d'assemblage qui doit être respectée afin qu’un véhicule se qualifie pour bénéficier d'un traitement tarifaire préférentiel.

Tableau 1 : Différences des règles d’origine dans le secteur automobile entre l'ALENA et l’ACÉUM

 ALENAACÉUM 
Exigences en matière de contenu pour les véhicules Véhicules
62,5 % (véhicules légers)
60 % (poids lourds)
Véhicules
75 % (véhicules légers)
70 % (poids lourds)
Exigences en matière de contenu pour les pièces de véhicules 
(méthode du coût net)  
Pièces 
62,5 % (groupe motopropulseur)
50-60% (diverses autres parties) 

Pièces 
75 % (pièces essentielles*)
70% (parties principales)
65% (pièces complémentaires)

*Les pièces essentielles comprennent : les moteurs, les transmissions, les systèmes de direction, les systèmes de suspension, la carrosserie et le châssis, les batteries avancées et les essieux.

Exigences en matière de contenu pour les intrants en acier et en aluminium s/o 70 % proviennent* de fournisseurs nord-américains

* À partir du 1er juillet 2027, pour être considérés comme originaires, l'acier devront être fondus en Amérique du Nord. L'acier semi-fini importé ne sera pas éligible.
Exigences en matière de contenu pour la main-d'œuvre «à salaire élevé» (contenu en valeur du travail) s/o 40%* (véhicules légers)
45%* (camions lourds)

* Le contenu des véhicules doit provenir d'installations de production qui rémunèrent les travailleurs éligibles à hauteur de 16 dollars américains de l'heure en moyenne. Les seuils peuvent être abaissés si les constructeurs automobiles satisfont à d'autres exigences, telles que des dépenses minimales en recherce et dévelopement ainsi que la production de groupes motopropulseurs et de batteries en Amérique du Nord. 

L'impact de l’ACÉUM sur les investissements dans le secteur automobile nord-américain 

Ces modifications apportées aux anciennes règles d'origine de l'ALÉNA, entre autres facteurs, ont eu pour effet de bouleverser les investissements dans le secteur automobile sur l'ensemble du continent. L'entrée en vigueur de l’ACÉUM et de ses règles d'origine élargies pour ce secteur a coïncidé avec la pandémie de COVID-19, qui a entraîné d'importantes fermetures d'usines et un choc dans la chaîne d'approvisionnement qui a entravé la production de véhicules dans diverses usines pendant plusieurs mois. Ce choc dans la production a incité les constructeurs automobiles mondiaux à accélérer leurs investissements dans l'infrastructure nécessaire à grande échelle à l'électrification de véhicules de nouvelle génération, et dans les technologies zéro émission, y compris les batteries avancées.

Entre janvier 2020 et mars 2024, les constructeurs automobiles ont investi près 
de 175 milliards de dollars américains dans les installations nord-américaines d'assemblage de véhicules et de pièces, ce qui éclipse le capital investi tant dans la technologie des moteurs à combustion interne que dans les véhicules à émission zéro au cours de la décennie précédente . Le Canada a récolté une part importante et surdimensionnée de cette frénésie d'investissement (environ 14 %), en partie grâce à sa proximité stratégique avec les matériaux nécessaires à la fabrication des VE (par exemple, les minéraux). Ce niveau d’investissement est supérieur à la part actuelle du Canada dans la production nord-américaine et représente presque le double de la part des nouveaux investissements réservés au Mexique.

Les représentants des gouvernements, y compris ceux des États-Unis, ont mis en valeur ces résultats positifs en matière d’investissement pour justifier l'efficacité des nouvelles règles de l’ACÉUM dans ce secteur . Les constructeurs automobiles ont besoin d'un délai important pour prendre leurs futures décisions en matière de produits et d'approvisionnement. Il est possible qu’ils aient pris en compte les conséquences futures des règles d'origine élargies de l’ACÉUM et qu'ils aient ajusté leurs investissements afin de garantir la conformité des véhicules.

Cependant, l’ACÉUM offre aux constructeurs automobiles certaines flexibilités, notamment des dispositions permettant de repousser la date à laquelle ils doivent se conformer aux nouvelles règles. Ces soi-disant régimes d’échelonnement peuvent retarder la mise en conformité jusqu'en 2025 pour les véhicules légers (ou plus longtemps, avec l'approbation du gouvernement) , et de nombreux constructeurs automobiles nord-américains ont bénéficié de cette flexibilité . Les constructeurs automobiles ont également obtenu un nouveau sursis, en 2023, à la suite d'un différend commercial dans le cadre de l’ACÉUM conduisant à une certaine souplesse dans la manière dont le contenu nord-américain est calculé pour les pièces automobiles «essentielles» .  

En outre, bien que l’ACÉUM n'exige pas des constructeurs automobiles qu'ils divulguent publiquement la teneur en valeur régionale des véhicules, le Government Accountability Office (GAO) aux États-Unis signale que depuis la mise en œuvre de l’ACÉUM, ces constructeurs ont eu tendance à renoncer au traitement tarifaire préférentiel afin de contourner les règles d'origine prescrites. Plus précisément,

la valeur des importations automobiles en provenance du Canada et du Mexique sur laquelle les importateurs ont payé des droits de douane est passée de 1,1 milliard de dollars au cours des trois années précédant l'entrée en vigueur de l'Accord, à 16,5 milliards de dollars au cours des trois années suivant la mise en œuvre de l'Accord. Certains importateurs ont choisi de payer les droits de 2,5 % sur les importations de produits automobiles en provenance du Canada et du Mexique plutôt que de respecter les nouvelles règles d'origine négociées dans le cadre de l'ACÉUM, selon des représentants de l'industrie bien informés .

Recommandations

Les parties prenantes de l'industrie, y compris les syndicats, se félicitent de la croissance récente et manifeste des investissements dans l'industrie automobile nord-américaine. Au Canada, les investissements faits dans la production de véhicules - stimulés par des incitations gouvernementales à l'investissement ambitieuses et compétitives - dépassent les investissements industriels réalisés au cours des deux dernières décennies. En fait, la renaissance de l'industrie automobile canadienne est sans doute davantage liée à la politique gouvernementale en matière d’investissement qu'aux nouvelles règles commerciales, même si, dans le cadre d'une stratégie industrielle cohérente, ces deux éléments doivent fonctionner ensemble.

Les règles d'origine de l’ACÉUM pour les véhicules et les pièces sont clairement plus ambitieuses que les règles de l'ALÉNA, comme indiqué ci-dessus. Toutefois, ces règles posent des problèmes notables qui devraient être abordés par les gouvernements dans le cadre de la révision de l'Accord après six ans. Nous examinons ici quatre solutions potentielles à ces problèmes.

  1. Établir un nouveau taux tarifaire nord-américain harmonisé pour les véhicules et les pièces, qui encourage le respect des règles d'origine de l’ACÉUM et protège contre une augmentation soudaine des importations chinoises.

La pénalité imposée aux constructeurs automobiles en cas de non-respect des règles d'origine de l’ACÉUM est de 2,5 % sur le prix d'un véhicule importé aux États-Unis ou de 6,1 % sur un véhicule importé au Canada. Tel qu’indiqué ci-dessus, en se basant sur les données du gouvernement américain, il semble que les constructeurs automobiles sont souvent prêts à payer les droits de douane plutôt que d'adhérer aux nouvelles règles, malgré les importantes flexibilités que leur offre l'Accord. Il en résulte une crise de confiance à l’égard de l'esprit et de l'intention derrière les règles commerciales restructurées pour le secteur automobile.

Le syndicat United Automobile Workers (UAW) a recommandé aux États-Unis d'augmenter de 2,5 % à 10 % les droits de douane liés au respect de la règle de la nation la plus favorisée (NPF) qui sont actuellement appliqués aux véhicules légers de tourisme. Ce changement serait beaucoup plus dissuasif pour les constructeurs automobiles ne respectant pas les règles (dans un pays qui représente la part du lion des ventes de véhicules en Amérique du Nord) et contribuerait à freiner l'entrée imminente des véhicules chinois exportés vers le marché nord-américain .  En mai 2024, l'administration Biden a annoncé qu'elle porterait à 100 % les droits de douane appliqués spécifiquement aux véhicules électriques chinois, anticipant ainsi l'entrée des constructeurs automobiles chinois sur le marché américain des véhicules électriques.

Le Canada et le Mexique doivent envisager d'harmoniser leurs propres tarifs NPF au niveau plus élevé proposé par l'UAW afin d'encourager davantage le respect des règles commerciales ainsi que la production automobile régionale, parallèlement à des mesures supplémentaires visant à prévenir les vagues d'importations de véhicules et de pièces détachées chinoises. Cela peut inclure la disqualification explicite des composantes et véhicules chinois de l’exemption de droits de douane en Amérique du Nord, dans le cadre des règles d'origine automobile de l’ACÉUM, ou l'alignement du Canada avec le tarif spécial américain prévu pour les importations de véhicules électriques chinois.

  1. Mettre à jour la liste des composantes automobiles essentielles qui est incluse dans l’ACÉUM, afin de mieux prendre en compte les technologies avancées nécessaires à la production future de véhicules, y compris les véhicules électriques (VE).

La recherche et le développement de nouvelles technologies automobiles se font à un rythme rapide. Depuis la mise en œuvre de l’ACÉUM, on comprend mieux quelles sont les pièces automobiles nécessaires à produire sur le territoire national pour assurer la viabilité des installations existantes et vulnérables. Dans l’ACÉUM, la liste des pièces essentielles – les principales et les complémentaires – est plus complète que celle de l'ALÉNA. Il est important de noter que les batteries avancées – la composante la plus lucrative d'un véhicule électrique – figurent parmi les pièces «essentielles», y compris les cellules, les modules et les emballages connexes.

Le Canada, les États-Unis et le Mexique doivent profiter de l'examen obligatoire tous les six ans pour allonger la liste des composantes des batteries avancées afin d'y inclure les cathodes et les anodes. La liste des matières premières devant contenir 70 % de produits nord-américains doit être élargie au-delà de l'acier et de l'aluminium pour inclure les minéraux essentiels aux batteries tels que le nickel.

De plus, outre les composantes des batteries avancées, la liste des pièces essentielles doit être élargie pour intégrer les chaînes de traction électrique, y compris les moteurs électriques et les onduleurs. La production nationale des composantes de ces chaînes représente la meilleure occasion de transformation des installations existantes produisant des moteurs à combustion interne et des transmissions en Amérique du Nord et, à ce titre, cela exige une forte teneur en valeur régionale.

  1. Mettre à jour les exigences de l’ACÉUM relatives à la teneur en valeur-travail et créer un mécanisme qui l’ajuste automatiquement en fonction de l'inflation.

L'exigence de 40 à 45 % de contenu produit par une main-d’œuvre hautement rémunérée, dans le cas des véhicules bénéficiant de l’exemption de droits de douane, est une nouvelle disposition commerciale que l'on ne retrouve pas dans les accords commerciaux antérieurs à l’ACÉUM. Les diverses flexibilités intégrées dans le modèle limitent toutefois son effet pour encourager les constructeurs automobiles et les fabricants de pièces à augmenter les salaires des travailleurs de la production, principalement au Mexique, afin d’atteindre une moyenne de 16 dollars américains de l'heure.

La limite la plus évidente, cependant, est que les parties ont négligé d'inclure une disposition d'ajustement à l'inflation pour ce taux de salaire de référence. À la suite d'une période d'inflation extraordinairement élevée, ce salaire de référence doit immédiatement être ajusté à la hausse pour atteindre au moins 18,69 dollars de l’heure  pour l'année 2024, avec un mécanisme d'ajustement automatique à l'inflation s'appliquant annuellement par la suite.

  1. Demander à l'Agence des services frontaliers du Canada de publier des rapports annuels de conformité pour chaque constructeur automobile, afin de sensibiliser le public et les consommateurs au niveau de contenu régional requis pour tous les véhicules vendus en Amérique du Nord.

Au Canada, il n'existe actuellement aucune obligation pour les constructeurs automobiles de rendre compte publiquement de leur respect des règles d'origine de l’ACÉUM. Il n'est donc pas possible d'examiner et d'analyser publiquement l'efficacité de ces dispositions pour atteindre l'objectif : relocaliser une plus grande part des investissements et des emplois dans le secteur de l'assemblage automobile et des pièces détachées et relever les normes salariales des travailleurs de l'ensemble de l'industrie.

Le gouvernement canadien et l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), l’organisation responsable du contrôle de la conformité et de l’application des règles, peuvent fournir au public des mises à jour régulières au sujet de la conformité tout en respectant la confidentialité des arrangements faits par les constructeurs avec leurs fournisseurs et sources d'approvisionnement. Un tel rapport peut au moins regrouper des informations sur la part des matériaux d'origine et le respect des dispositions relatives à la teneur en valeur-travail, cela pour l'ensemble des constructeurs automobiles ainsi que pour les véhicules et les segments de véhicules.

Idéalement, la ventilation détaillée, véhicule par véhicule, de l’information sur le contenu d’origine et celui non d’origine, serait d'utilité publique, car elle permettrait aux consommateurs de connaître la quantité de contenu régional (nord-américain) des véhicules vendus au Canada, aux États-Unis ou au Mexique.

Appliquer sérieusement les règles environnementales de l’ACÉUM

Gavin Fridell

Les émissions mondiales annuelles de carbone provenant des combustibles fossiles atteignant en 2023 le niveau le plus élevé jamais enregistré, la nécessité de mesures urgentes en matière de changement climatique, plus ambitieuses que celles proposées par les gouvernements actuellement, est évidente . Pourtant, comme cela a été fréquemment souligné lors des débats étasuniens au sujet de l'accord CanadaÉtats-UnisMexique (ACÉUM), le « changement climatique » n'est pas mentionné une seule fois dans l'accord qui vient remplacer l'ALÉNA. L'Accord de Paris, le traité de 2015 qui fixe des objectifs d'atténuation du changement climatique, ne figure pas non plus parmi les accords multilatéraux sur l'environnement qui peuvent être mis en application par le biais du nouveau processus de règlement des différends environnementaux entre États de l’ACÉUM .

Les forces politiques à l’œuvre et les résultats d’élections à venir en Amérique du Nord pourraient rendre difficile l'amélioration des dispositions environnementales de l’ACÉUM lors de la révision de l'Accord prévue en 2026. Mais ce n'est pas une excuse pour que le Canada n'essaie pas. Les parties liées à l’ACÉUM devraient voir grand à cet égard, en convenant d'une clause de paix climatique, ou d'un moratoire sur l'utilisation des règles en matière de commerce et d’investissement pour contester des politiques de lutte contre le changement climatique, et en envisageant un mécanisme de réaction rapide en matière d’environnement similaire à celui mis en place en matière de travail, qui a fait ses preuves. 

Une clause de paix climatique dans l’ACÉUM

L'idée d'une clause de paix climatique vient d'un mouvement croissant visant à empêcher que les règles en matière de commerce et d’investissement  rédigées avant que la crise climatique ne soit massivement reconnue – ne bloquent les politiques climatiques. Fondamentalement, toutes les réglementations, interdictions, subventions, préférences et politiques d'approvisionnement visant à réduire rapidement les émissions de gaz à effet de serre et à réaliser une transition vers des pratiques énergétiques, industrielles et de transport à faible émission de carbone, devraient être à l’abri des différends commerciaux .

Récemment, plus de 190 législateurs de 52 États et territoires aux États-Unis ont exigé que leur gouvernement appuie une clause de paix climatique . Comme le décrivent le Trade Justice Education Fund et le Sierra Club, une telle clause :

aiderait les gouvernements à sauvegarder les politiques climatiques existantes et à créer un espace leur permettant d'adopter les politiques plus audacieuses que la justice et la science exigent. Cela pourrait inclure, par exemple : (a) des politiques visant à réduire l'utilisation des combustibles fossiles et la dépendance à leur égard (par exemple, le rejet des permis d'exploitation des combustibles fossiles, l'interdiction de l'extraction des combustibles fossiles, la suppression des subventions aux combustibles fossiles) et (b) des politiques visant à accélérer la production et la distribution d'énergies renouvelables et de biens énergétiques propres tels que les véhicules électriques, les thermopompes et les éoliennes (par exemple, les subventions, les politiques d'approvisionnement, les préférences en matière de contenu national) . (Notre traduction).

Bien qu'elle vise les litiges entre États à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et dans le cadre d'accords de libre-échange tels que l’ACÉUM, une clause de paix climatique pourrait également s'appliquer en matière de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE), qui existe malheureusement encore sous une forme limitée dans l'accord commercial nord-américain renégocié (voir ci-dessous). Les différends entre États ainsi que les différends entre investisseur et État concernant des politiques environnementales constituent de sérieux obstacles à une action rapide en faveur du climat, car des poursuites potentielles contraignant les gouvernements à verser des milliards de dollars d'indemnités peuvent en découler; ces différends peuvent aussi avoir un effet dissuasif nuisant à la mise en place de nouvelles réglementations .

Le Japon et l'Union européenne ont utilisé les mécanismes de règlement des différends entre États de l'OMC pour contester, avec succès, le programme de tarifs de rachats garantis de l'Ontario encourageant le recours aux énergies renouvelables, qui a été progressivement aboli en 2017. Les États-Unis et l'Inde ont tous deux eu recours à l'OMC pour contester avec succès leurs politiques respectives en matière d'énergies renouvelables, qui visaient à promouvoir l'industrie locale tout en augmentant l'offre d'énergies renouvelables telles que l’éolien, le solaire, etc. .

Les mécanismes de RDIE ont été privilégiés par l'industrie des combustibles fossiles, qui a demandé plus de procédures d'arbitrage dans le cadre de traités d’investissement et d'accords commerciaux que tout autre secteur, obtenant au moins 77 milliards de dollars américains en compensation de la part des gouvernements et, par le fait même, des contribuables . Le processus de RDIE de l'ALÉNA a souvent été utilisé à l'encontre de mesures environnementales.

En 2023, en vertu des dispositions héritées de l'ALÉNA, Ruby River Capital a lancé une importante poursuite contre le Canada en raison de son refus d'autoriser, au Québec, la construction d'une usine de gaz naturel liquéfié (GNL) posant problème aux plans environnemental et économique . L'investisseur américain réclame pas moins de 1,04 milliard de dollars US en compensation, mais ce montant pourrait augmenter considérablement au cours du traitement de cette affaire, car il est basé sur une estimation de la valeur potentielle qu’aura l’investissement au moment où le tribunal rendra sa sentence définitive . Compte tenu du développement des politiques climatiques et des gains potentiellement lucratifs à tirer du RDIE, Kyla Tienhaara et d’autres chercheurs s'attendent à ce que les poursuites en matière d’investissement liées au climat se multiplient à l'avenir .

Il en sera probablement de même dans le cas des différends entre États. Plusieurs pays ont déjà évoqué la possibilité de contester devant l'OMC le nouveau mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) de l'Union européenne. Ce dernier impose aux importations de produits à forte teneur en carbone, et non encore taxés, un tarif équivalent aux taxes sur le carbone en vigueur en Europe . Après avoir subventionné pendant des décennies son industrie de véhicules électriques, aujourd'hui en plein essor, la Chine a déposé, en mars 2024, une plainte auprès de l'OMC contre le subventionnement américain des véhicules électriques, ce qui devrait déboucher sur une procédure formelle de règlement des différends .

Une clause de paix climatique peut jouer un rôle important en empêchant les contestations en matière de commerce et d’investissement de retarder ou de bloquer de nouvelles politiques et réglementations visant à répondre rapidement au changement climatique. L'ajout d'une telle clause dans l’ACÉUM serait une étape majeure favorisant son inclusion dans d'autres accords en matière de commerce et d’investissement, y compris son adoption « à terme... par tous les pays de l'OMC afin d'offrir une protection mondiale aux politiques climatiques  ».    

Un mécanisme de réaction rapide pour le climat

Le chapitre consacré à l'environnement (chapitre 24) de l’ACÉUM a constitué une avancée potentielle en matière de protection et de conservation de l'environnement. L'ancien ALÉNA contenait un accord parallèle, l'Accord nord-américain de coopération dans le domaine de l'environnement (ANACDE), dans le cadre duquel des rapports et des recommandations étaient produits mais sans avoir d’effet direct significatif sur l'application de la législation environnementale. Il n'a jamais été utilisé pour lancer un seul différend formel, même si cela était techniquement possible pendant les années de l'ALÉNA .

Il est de plus en plus reconnu que des accords aussi imprécis et effectivement inapplicables n'ont pas permis d'atteindre des objectifs environnementaux ambitieux et nécessaires. Même la Banque mondiale reconnaît aujourd'hui que « les dispositions environnementales des accords commerciaux peuvent être efficaces pour améliorer le bien-être environnemental, mais elles doivent être spécifiques et juridiquement contraignantes » (c'est nous qui soulignons) .

Le chapitre sur l'environnement de l’ACÉUM contient des termes plus forts concernant la conservation et la protection de la biodiversité, et semble offrir une voie d’application plus directe par le biais d'une résolution contraignante des litiges . La procédure de l'ANACDE qui permettait le dépôt de plaintes du public est maintenue et intégrée dans le corps de l'Accord, ce qui permet à des individus ou à des groupes de n'importe quelle partie liée à l’ACÉUM d’exiger des enquêtes concernant la non-application des protections environnementales dans n'importe quel autre pays.

Bien que l’ACÉUM soit encore jeune, rien n'indique jusqu'à présent que l'impact du nouveau chapitre sur l'environnement diffère sensiblement de ce qui prévalait dans le passé . Les enquêtes environnementales ont été menées avec lenteur et il n'y a pas encore eu de résultats significatifs en matière de coopération ou d'application. Par exemple, l'un des premiers cas présentés à la Commission de coopération environnementale (CCE), après le remplacement de l'ALÉNA par l’ACÉUM en juillet 2020, porte sur la quasi-extinction du marsouin du golfe de Californie (appelé vaquita), au Mexique. Une enquête a été lancée en août 2021, mais le secrétariat de la CCE continue de travailler à monter un « dossier factuel », même s'il ne reste environ que 10 vaquitas dans le monde .

Autre sujet de préoccupation: en juillet 2022, des groupes de défense de l'environnement ont interpellé la CCE au sujet de l'impact environnemental et culturel important du projet Tren Maya, une liaison ferroviaire de 1500 km traversant la péninsule du Yucatan, dans l'État de Quintana Roo, au Mexique. Ce projet de train, qui a été adopté à la hâte après une consultation minimale et inadéquate, pourrait être achevé d'ici la fin de l'année 2024, potentiellement avant qu'un « dossier factuel » sur les actions du Mexique ne soit achevé .

Le problème posé par ces affaires est double. Premièrement, même lorsque le processus de la CCE est terminé, l'effet qu'il aura sur l'application des mesures n'est pas clair. La CCE fait des « recommandations » auxquelles les gouvernements peuvent ou non donner suite (article 24.28). Deuxièmement, si les enquêtes de la CCE ne peuvent être menées dans un délai raisonnable, leur efficacité en tant qu'outil de coopération ou d'application s’en trouve discutable, quelles que soient leurs recommandations finales. La justice différée est un déni de justice.

Tout cela considéré, il est urgent de réviser le chapitre sur l'environnement de l’ACÉUM afin de mettre en place des réponses plus rapides et l’application des mesures liées aux obligations qu'il contient. Le mécanisme de réaction rapide (MRR) en matière de travail est une source d'inspiration. Bien que le MRR ne puisse pas être reproduit pour traiter les litiges environnementaux, étant donné son orientation spécifique portant sur les installations, un chapitre révisé sur l'environnement pourrait inclure les caractéristiques suivantes.

  • Comme pour les conflits du travail dans le cadre du MRR, une procédure de 45 jours devrait exister, après laquelle les questions d'application de la législation environnementale (article 24.27 de l’ACÉUM) seraient soumises publiquement dans le cadre d’un règlement formel des différends entre États. La procédure actuelle comporte trop d'obstacles et de délais indéterminés.
  • L'article 24.29 de l’ACÉUM, relatif aux consultations environnementales, devrait être modifié de manière à ce que les gouvernements aient la responsabilité d'agir sur la base des recommandations de la CCE. Dans l'état actuel des choses, rien n'exige que les recommandations formulées par la CCE débouchent sur des mesures supplémentaires, que ce soit sous la forme de consultations ou de règlements de différends entre les gouvernements. 
  • Le processus de consultation doit être réduit à une seule consultation avant de passer à la phase de règlement des différends. Actuellement, avant que le règlement des différends puisse être déclenché, les parties doivent procéder à une consultation environnementale (article 24.29), à une consultation des hauts représentants du gouvernement (article 24.30) et à une consultation ministérielle (article 24.31). Jim Holbein, avocat spécialisé en commerce international, fait remarquer que ces étapes « peuvent être considérées soit comme des points multiples pour parvenir à un accord, soit comme des couches d'obstacles gouvernementaux à surmonter, selon le point de vue que l'on adopte  ».

Sur ce dernier point, étant donné qu'un seul cas a atteint le stade de la consultation – demandée par les États-Unis au sujet du vaquita en voie de disparition au Mexique  – et que ces consultations traînent depuis deux ans, parler « de couches d'obstacles gouvernementaux » semble bien décrire ce qui se passe jusqu'à présent. Cette situation ne reflète pas le besoin urgent d’agir de manière forte et rapide en matière de perte de biodiversité et de changement climatique.

La coopération environnementale et l'application de la législation dans l’ACÉUM nécessitent également des mécanismes visant à protéger des communautés spécifiques et diverses contre les dommages environnementaux et les pratiques d'entreprise contraires à l'éthique. Le chapitre de l’ACÉUM consacré à l'environnement ne reconnaît que succinctement
et de manière inapplicable les engagements volontaires des entreprises et « l'importance de la promotion de la responsabilité sociale des entreprises et de la conduite responsable des affaires » (article 24.13).

Au lieu de ce langage mou, il est nécessaire de mettre en place des mécanismes d'application ancrés dans des obligations strictes (écrire « doit » plutôt que « doit s'efforcer de », par exemple). Cela pourrait se faire dans le chapitre sur l'environnement et ailleurs dans l'Accord. Par exemple, les parties liées dans l’ACÉUM pourraient être tenues de mettre en place des mécanismes efficaces pour garantir le respect et l'application des droits et obligations internationalement reconnus en matière de consentement libre, préalable et éclairé, de diligence raisonnable en matière de droits de la personne, et de droits des populations autochtones.

Une action significative en matière d'environnement nécessite également de relever le défi environnemental le plus important de notre époque : le changement climatique. Le chapitre sur l'environnement de l’ACÉUM ne fait aucune référence au changement climatique ou aux principaux accords sur le climat, notamment l'Accord de Paris de 2015 et la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Bien que le chapitre engage les trois pays nord-américains à mettre en œuvre sept accords multilatéraux sur l'environnement et qu'il contienne des termes qui, selon certains, pourraient être orientés vers des objectifs climatiques , le chapitre présente des lacunes dans trois domaines importants.

Premièrement, les enquêtes et les consultations menées dans le cadre du chapitre sur l'environnement se concentrent sur la protection et la conservation de la biodiversité. Ces objectifs sont importants en soi, mais ils ont conduit à une focalisation disproportionnée sur le Mexique , qui est confronté à des défis concernant la capacité de l'État, les ressources et les réseaux criminels. Or, si le Mexique est un important producteur de combustibles fossiles, les États-Unis et le Canada sont les troisième et quatrième exportateurs de pétrole au monde. Les impacts de la production et de l'exportation de combustibles fossiles canadiens et américains pèsent lourdement sur la planète, mais ne sont pas abordés dans le chapitre sur l'environnement .

Deuxièmement, en ne mentionnant pas le changement climatique, le chapitre sur l'environnement ne prévoit pas non plus d'engagements pour atteindre des objectifs sur ce front. Cela contraste fortement avec les chapitres de l'Accord favorables aux entreprises, tels que le chapitre 20, qui traite des droits de propriété intellectuelle et qui contient de nombreux engagements fermes. En vertu du chapitre 20, toutes les parties prévoient « une durée de protection des dessins et modèles industriels d'au moins 15 ans », et le Canada et le Mexique s'engagent à « mettre pleinement en œuvre [leurs] obligations au titre des dispositions du présent chapitre au plus tard à l'expiration de la période pertinente spécifiée », qui va de 2,5 à 5 ans . Il s'agit là du type d'engagements fermes, assortis d'un calendrier précis de mise en œuvre, qui sont nécessaires pour lutter contre le changement climatique et qui devraient être inclus dans un chapitre révisé sur l'environnement.

Enfin, bien que le chapitre sur l'environnement ne soit entré en vigueur qu'il y a quelques années, il est déjà dépassé comparativement à d’autres engagements plus explicites en matière de lutte contre le changement climatique. Par exemple, le Canada et les États-Unis sont membres de la Coalition of Trade Ministers on Climate, qui souligne « le besoin urgent d'atténuer le changement climatique et de s'y adapter, conformément à la CCNUCC, à l'Accord de Paris et aux Objectifs de développement durable  ». Une façon importante de donner suite à cet engagement serait d'intégrer ces accords directement dans le chapitre sur l'environnement de l’ACÉUM.

Recommandations

  1. Réviser le chapitre sur l'environnement de l’ACÉUM afin de mettre en place des réponses plus rapides et l’application des mesures liées aux obligations qu'il contient, en s'inspirant du MRR dans le chapitre sur le travail.
  2. Négocier une clause de paix climatique mettant à l’abri du règlement des différends entre États et entre investisseurs et États de l’ACÉUM, les mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ou à répondre à l'urgence climatique.

Inverser la tendance face au coup de force des grandes entreprises : Le chapitre sur le commerce numérique de l’ACÉUM compromet les droits des travailleurs et les politiques liées à la vie privée et à la concurrence

Stuart Trew

L'accord Canada–États-Unis–Mexique qui a remplacé l'ALÉNA comprend un chapitre sur le commerce numérique – le premier du genre – qui s'inspire du chapitre sur le commerce électronique de l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP). Le langage utilisé dans les deux accords favorise les grandes entreprises technologiques établies principalement aux États-Unis, en donnant la priorité à la libre circulation des données à travers les frontières, tout en limitant la capacité des gouvernements à réglementer l'économie numérique pour des raisons d'intérêt public.

Cependant, un changement à Washington en matière de politique commerciale numérique offre au Canada, au Mexique et aux États-Unis la possibilité de repenser et, éventuellement, de supprimer certaines des restrictions réglementaires nuisibles de l’ACÉUM. À l'approche de la période de révision de l’ACÉUM prévue en 2026, pour laquelle les gouvernements commencent déjà à se préparer, il est temps de commencer à travailler à la réalisation de ces objectifs.

Qu'est-ce que le commerce numérique? L'OCDE affirme qu'il n'existe pas une seule définition, mais propose que le commerce numérique englobe « les transactions fondées sur la technologie numérique liées au commerce de produits et de services qui peuvent être fournis numériquement ou physiquement, et qui impliquent des consommateurs, des entreprises et des gouvernements  ». Selon cette définition, l'achat d'un livre ou d'un aspirateur sur Amazon relève du commerce numérique, tout comme la réservation d'un hôtel par l'intermédiaire d'Expedia ou d'Airbnb, le transport par Uber ou la diffusion d'un film sur Netflix. Le commerce mondial de produits numériques a atteint 3,83 billions de dollars en 2022, soit la moitié de l'ensemble des échanges mondiaux de services . Une part importante du commerce numérique est réalisée par des entreprises basées aux États-Unis qui proposent des biens ou des services numériques ou physiques dans d'autres pays.

Sur un autre plan, le commerce numérique est une étiquette rhétorique utile choisie par les entreprises technologiques américaines au début des années 2010, pour promouvoir des contraintes réglementaires supranationales s’imposant aux gouvernements dans le but de préserver le statu quo qui a conduit au pouvoir surdimensionné de ces entreprises . Les éléments-clés de ce programme consistent à limiter la capacité des gouvernements de réguler les transferts internationaux de données et à leur interdire d’exiger la transparence en ce qui a trait au code et aux algorithmes qui sous-tendent les logiciels.

«Le commerce numérique repose sur la circulation des données», note l'OCDE. « Les données ne sont pas seulement un moyen de production, elles constituent aussi un actif qui peut lui-même être échangé commercialement, et un moyen par lequel [les chaînes de valeur mondiales] sont organisées et les services fournis... Les données sont également au cœur de nouveaux modèles de fourniture de services en plein essor, tels que l'infonuagique, l'Internet des objets (IdO) et la fabrication additive . »
L'augmentation de la valeur des données s'est accompagnée d'une intensification des efforts déployés par les entreprises pour les accumuler et les garder secrètes. Il n'est pas surprenant que les pays où la part des produits numériques dans le commerce global des services est la plus élevée, comme le Luxembourg et l'Irlande, soient également connus pour être des paradis fiscaux, « où les entreprises peuvent exercer un contrôle sans ingérence de l'État  ».
Le chapitre sur le commerce numérique de l’ACÉUM, comme celui du PTPGP, couvre largement toutes les mesures adoptées par les gouvernements qui « affectent le commerce par voie électronique » (article 19.2 de l’ACÉUM, article 14.2 du CPTPP). Les deux accords stipulent qu'il ne peut y avoir de discrimination entre les produits et services numériques des entreprises nationales et étrangères, ce qui ressemble aux règles de traitement national figurant dans les chapitres sur l’investissement, les services et l'accès aux marchés.

En soi, ces dispositions limitent la capacité des pays à favoriser la concurrence sur le marché intérieur des entreprises américaines (ou chinoises ou coréennes, d'ailleurs) qui dominent actuellement l'économie numérique. Elles peuvent également entraver les efforts visant à réglementer le comportement prédateur d'entreprises basées sur des applications telles qu'Uber et Postmates, qui concurrencent et, dans certains cas, détruisent complètement les marchés existants (et leurs emplois mieux rémunérés) dans la livraison de nourriture de restaurants, les services de taxi réglementés et les services publics tels que les transports urbains.

En effet, les groupes industriels représentant les intérêts des grandes entreprises technologiques américaines affirment que les politiques de gouvernance numérique adoptées par le Canada violent les obligations de non-discrimination numérique incluses dans le chapitre sur le commerce numérique de l’ACÉUM. Par exemple, la Computer and Communications Industry Association a affirmé que la Loi sur les nouvelles en ligne est une politique discriminatoire qui viole les obligations de non-discrimination de l’ACÉUM . Les chambres de commerce américaine et canadienne ont déclaré conjointement que la taxe canadienne sur les services numériques, qui a été contestée à plusieurs reprises par les autorités américaines, « contreviendrait directement aux obligations du Canada en vertu de [l’ACÉUM]   ».

L’ACÉUM et le CPTPP interdisent en outre aux pays d'appliquer des droits de douane aux transmissions électroniques, y compris au contenu de ces transmissions. Ces règles ont des implications fiscales, tel que mentionné ci-dessus, pour les entreprises qui prétendent générer de la valeur grâce à l'utilisation de données dans des pays où les taux d’imposition sont faibles ou nuls.

De nombreux pays à faible revenu, qui ne disposent pas de systèmes développés d'imposition des revenus, dépendent également des droits de douane sur les biens importés pour accroître leurs recettes publiques, et ils résistent à juste titre à l'idée d'interdire les droits de douane sur les produits numériques. Il n'est pas évident de comprendre pourquoi les produits numériques devraient être traités différemment de tout autre produit soumis à des droits de douane . S'il est peu probable que le Canada commence à taxer les importations de biens et services numériques, les pays ne doivent pas exclure cette politique à tout jamais.

L’ACÉUM interdit également toute restriction en matière de transfert transfrontalier de données, y compris les informations personnelles, si elles sont destinées à la conduite des affaires. L'Accord interdit également aux gouvernements d'exiger des entreprises qu'elles utilisent ou mettent en place localement des installations informatiques sur le territoire national (par exemple, des serveurs ou des services en nuage), ce qui est parfois appelé « localisation des données ». Or, il existe des raisons évidentes, liées à la protection de la vie privée, pour lesquelles un pays peut raisonnablement s'attendre à ce que les données collectées au niveau national soient stockées localement. Il y a également des implications fiscales, comme nous l'avons mentionné.

L’ACÉUM interdit en outre aux gouvernements d'accéder au code source et aux algorithmes d'une entreprise, sauf « dans le cadre d'une enquête, d'une inspection, d'un examen, d'une action coercitive ou d'une procédure judiciaire spécifique » (article 19.16). Cette disposition pourrait entraver les efforts des États-Unis, du Canada ou du Mexique – individuellement ou collectivement – pour réglementer le déploiement chaotique actuel des nouvelles technologies d'intelligence artificielle et s'attaquer aux effets des algorithmes des médias sociaux sur la santé mentale des enfants . L’ACÉUM pourrait également saper les politiques de « droit à la réparation » dont l'efficacité dépendra, dans certains cas, de l'accès aux données de l'entreprise telles que le code source et les outils de diagnostic .

Cet article du chapitre sur le commerce numérique empêche en outre les gouvernements de s'attaquer aux algorithmes des entreprises qui peuvent être discriminatoires, nuisibles ou impliquer des pratiques de surveillance intrusives – une question importante pour les travailleurs dans plusieurs industries différentes et en particulier pour ceux à la demande (gig workers). « Les entreprises technologiques et d'autres employeurs supervisent, surveillent et même disciplinent de plus en plus les travailleurs à l'aide de systèmes automatisés d'intelligence artificielle (IA) et de gestion algorithmique qui peuvent réduire les revenus des travailleurs, les exposer à des conditions de travail dangereuses, entraver le droit de former des syndicats et exacerber la discrimination en matière d'emploi », a écrit la plus grande fédération syndicale des États-Unis en février 2023 .

Jusqu'à récemment, les États-Unis utilisaient tous les moyens à leur disposition pour verrouiller ces règles commerciales numériques invasives, notamment par le biais d'accords commerciaux régionaux tels que l’ACÉUM et dans le cadre de négociations plurilatérales sur le commerce électronique au sein de l'Organisation mondiale du commerce. Toutefois, en octobre 2023, les États-Unis ont retiré leur soutien aux dispositions prévues dans l’accord de l'OMC concernant les flux de données, la localisation des installations informatiques et l'accès au code source. Ce changement de position « a été fait pour préserver la capacité du gouvernement de réglementer le secteur technologique, en particulier dans le domaine émergent de l'intelligence artificielle  ».

Plus récemment, la représentante au Commerce des États-Unis, Katherine Tai, a laissé entendre que ce changement de politique était lié aux efforts déployés par l'administration Biden pour lutter contre la monopolisation dans la sphère technologique. « Certains de mes collègues de l'administration, chargés de l'application de la législation antitrust, parlent d'un marché national dominé par certaines entreprises qui privent les gens de leurs choix et de leur liberté, en tant que consommateurs et travailleurs », a déclaré Mme Tai lors d'un événement organisé par l'American Society of International Law en avril. « Ces entreprises dominantes nous dictent la conduite  ». L'influence et les relations étroites que des entreprises comme Google et Amazon entretiennent avec le personnel du bureau de la représentante américaine au Commerce ont également été récemment exposées .

Ces entreprises, ainsi que d'autres puissantes firmes basées dans la Silicon Valley parmi d'autres, appuyées par la Chambre de commerce des États-Unis, déplorent que l'on s'éloigne ainsi de l’idée qu’il y a des limites strictes à ne pas franchir en matière de réglementation de l'économie numérique. Elles ont mené une guerre de relations publiques contre l'administration Biden, ralliant à leur cause des membres du Congrès et des sénateurs républicains de premier plan. La possibilité que la période de révision de l’ACÉUM puisse vider l'Accord de règles commerciales numériques qui sont nuisibles peut donc dépendre des résultats des élections de novembre.

Quel que soit le vainqueur des élections américaines de novembre, le Canada pourrait subir des pressions au sujet de ses politiques de gouvernance numérique dans le cadre de l'examen de l’ACÉUM, notamment la taxe de 3 % sur les services numériques qui est prélevée sur les revenus générés par les grandes entreprises américaines et canadiennes telles que Netflix et Amazon auprès des utilisateurs canadiens. La mise en œuvre de la taxe sur les services numériques pourrait nécessiter que les fonctionnaires du fisc vérifient les données des entreprises par le biais du code source ou des algorithmes – c’est là une autre raison justifiant que le Canada appuie la réforme des dispositions de l’ACÉUM qui limitent l'accès à ces informations.

Recommandations

  1. Le Canada et le Mexique devraient demander des réformes du chapitre sur le commerce numérique pour les mêmes raisons de précaution que celles proposées par les États-Unis : ne pas entraver la réglementation des technologies et des services émergents basés sur l'IA ; protéger les travailleurs contre la surveillance invasive et la discipline basée sur les algorithmiques imposée, sans contrôle, par des entreprises; donner la priorité à la vie privée plutôt qu’aux profits en matière de traitement des données personnelles ; commencer à freiner l'accumulation de données et l’utilisation d’abris fiscaux dans des juridictions à fiscalité nulle ; et conserver une marge de manœuvre afin de soutenir la concurrence intérieure face aux entreprises monopolistiques dans l'économie numérique mondiale. 

Objectif Mexique : Éliminer le biais présent en matière de protection des investisseurs et de règlement des différends dans l’ACÉUM

Stuart Trew

La mise en place d'une méthode ordonnée de résolution des différends commerciaux avec les États-Unis était l'une des principales priorités du Canada lors des négociations en vue de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALÉCA) en 1988, de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) en 1993, et de l'Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACÉUM) en 2018. Plus les chaînes d'approvisionnement du Canada et des États-Unis sont devenues intégrées au cours de cette période, et plus les exportateurs canadiens dépendaient du marché américain, plus le besoin d'Ottawa de limiter l'activisme du Congrès en matière de politique commerciale, par le biais d'un arbitrage contraignant fondé sur des traités, était perçu comme urgent.

La procédure de règlement des différends entre États, prévue dans l'ALÉNA, n'a été utilisée qu'à quelques reprises. Cette situation est généralement attribuée à des problèmes liés au processus de formation des groupes spéciaux impliqués dans le règlement des différends. Dans le cadre de l'ALÉNA, les États défendeurs pouvaient effectivement bloquer la formation d'un groupe spécial en refusant de choisir un arbitre, comme l'ont fait les États-Unis en 1998 lorsque le Mexique a soulevé des problèmes liés aux exportations de sucre vers les États-Unis. Bien que l'ALÉNA ait établi une liste de candidats pouvant être sélectionnés par tirage au sort – afin d'éviter que des affaires ne soient bloquées indéfiniment par une seule partie –, cette liste n'a jamais été complétée .

D'autres circonstances ont probablement joué un rôle plus important dans le fait que la procédure de règlement des différends entre États de l'ALÉNA a été sous-utilisée. Le chevauchement important entre l'ALÉNA et les accords « à engagement unique » de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), laquelle est mieux organisée et mieux financée, a fait en sorte que les différends nord-américains ont souvent été traités à Genève plutôt qu'à Mexico, Washington ou Ottawa. Comme l'indique un document, l'ALÉNA a perdu sa « supériorité technique » au profit de l'OMC, qui était considérée comme la meilleure instance pour les « parties politiquement plus faibles » telles que le Canada et le Mexique dans le contexte nord-américain .

Depuis l'administration Obama, puis sous celle de Trump, l'opinion officielle des États-Unis sur la procédure de règlement des différends de l'OMC s'est effondrée. Un rapport de février 2020 du représentant américain au Commerce a fustigé les décisions des groupes spéciaux de règlement des différends de l'OMC concernant les mesures correctives commerciales des États-Unis, y voyant un cas évident d'arbitres inventant des obligations qui ne figurent pas dans les accords de l'OMC . L'administration Trump a refusé d'approuver de nouvelles nominations à l'Organe d'appel pour faire pression sur les pays membres de l'OMC afin qu'ils réforment le système de règlement des différends – une politique maintenue sous l'administration Biden.

Le chapitre 31 de l’ACÉUM sur la résolution des litiges entre États

L'Organe d'appel de l'OMC étant pris en otage par les États-Unis, la procédure de règlement des différends entre États prévue au chapitre 31 de l’ACÉUM et qui n'est pas très différente de celle de l'ALÉNA, est la seule option pour régler les différends commerciaux en Amérique du Nord. Cela suffit à expliquer pourquoi il y a eu plus de litiges entre États dans le cadre de l’ACÉUM en quatre ans qu'il n'y en a eus au cours des presque trois décennies d'existence de l'ALÉNA. Ces affaires ont ciblé des politiques et des mesures proches et chères à chacun des États défendeurs, créant ainsi un potentiel de réaction politique à l'égard de l’ACÉUM.

Tableau 2 : litiges entre États membres de l’ACÉUM liés au chapitre 31

DifférendPlaignantRépondant En cause Consultations demandées  Groupe spécial demandé Membres du groupe spécial  StatutRésultat
Gestion de l'offre laitière, 1er litigeÉTATS-UNISCanada  Les États-Unis allèguent que les contingents tarifaires (CT) du Canada pour certaines importations de produits laitiers violent le chapitre sur l'agriculture du traité et la liste tarifaire du Canada.5/1/2021 5/25/2021Elbio Rosselli (président), Julie Bédard, Mark C. HansenConclusion : Le rapport initial du groupe spécial a été envoyé aux parties en litige le 24 novembre 2021 ; le rapport final a été publié le 20 décembre 2021. Le plaignant obtient gain de cause : le groupe spécial donne raison aux États-Unis dans la première des quatre plaintes ; le Canada réforme les contingents tarifaires pour les produits laitiers.
Mesures d'attribution de contingents tarifaires pour les produits laitiers 2023 ÉTATS-UNIS CanadaLes États-Unis affirment que les réformes canadiennes des contingents tarifaires de produits laitiers résultant du premier différend à ce sujet dans l’ACÉUM continuent d'être discriminatoires à l'égard des producteurs américains. 5/25/2022 ; 12/22/20221/31/2023 Mateo Diego-Fernández, Kathleen Claussen, Serge FréchetteConclusion : Le Mexique a demandé le statut de tierce partie en février 2023 ; les groupes internationaux de l'alimentation et du commerce de détail ont demandé le statut de tierce partie en mars 2023. Audiences en juillet 2023 ; rapport final publié en novembre 2023. Le défendeur obtient gain de cause : le groupe spécial donne raison au Canada sur tous les points, son président présente une opinion dissidente sur la question de savoir si le Canada peut exclure les importateurs ou les détaillants des contingents tarifaires appliqués aux produits laitiers.
Mesures de sauvegarde relatives aux cellules photovoltaïques à base de silicium cristallinCanada, MexiqueÉTATS-UNISLe Canada et le Mexique allèguent que les droits compensateurs américains sur les importations de produits solaires violent les dispositions relatives aux mesures correctives commerciales et annulent les avantages du traité 12/22/2020 6/21/2021Mario Matus Baeza, Jennifer Hillman, Donald McRaeConclusion : Le rapport initial du groupe spécial a été envoyé aux parties en litige le 3 janvier 2022 ; le rapport final du groupe spécial a été publié le 1er février 2022.Le plaignant obtient gain de cause : le groupe spécial se range du côté du Canada et du Mexique ; les États-Unis signent des protocoles d'accord avec les deux pays en juillet 2022, abrogeant leurs droits de douane appliqués aux produits solaires. Le Canada et les États-Unis règlent officiellement le différend le 5 août 2022.
Règles d'origine automobile Mexique, Canada ÉTATS-UNISLe Mexique et le Canada affirment que les États-Unis appliquent une formule de détermination de la teneur en valeur régionale (TVR) des pièces automobiles fabriquées en Amérique du Nord qui n'est pas conforme à ce qui a été convenu dans le cadre de l’ACÉUM. 8/20/2021 1/6/2022Elbio Rosselli (président), Kathleen Claussen, Donald McRae, Jorge Miranda, Ann Ryan Robertson Conclusion : Rapport initial du groupe spécial envoyé aux parties en litige le 14 novembre 2022 ; rapport final publié le 14 décembre 2022 et rendu public en janvier 2023.Le plaignant obtient gain de cause : le groupe spécial estime que la formulation américaine de la TVR est en violation du chapitre sur les règles d'origine et de l'annexe sur les automobiles de l'ACÉUM. Rien n'indique que les États-Unis se soient encore conformés à la décision du groupe spécial.
Réformes du secteur de l'électricité, du pétrole et du gaz ÉTATS-UNISMexique  Les États-Unis affirment que diverses mesures favorisent la Comisión Federal de Electricidad (CFE) et Petróleos Mexicanos (Pemex), deux entreprises publiques mexicaines, et ont un impact négatif sur les entreprises américaines opérant au Mexique et sur l'énergie produite aux États-Unis.7/20/2022 S.O.    S.O. En attente : Le Canada a demandé le statut de tierce partie le 27 juillet 2022.  À venir
Réformes du secteur de l'électricité, du pétrole et du gaz Canada    Mexique  Le Canada allègue que diverses mesures favorisent la Comisión Federal de Electricidad (CFE), entreprise publique mexicaine, et ont un impact négatif sur les entreprises canadiennes opérant au Mexique et ayant des investissements dans le secteur de l'électricité mexicain.7/20/2022  S.O. S.O.En attente : Les États-Unis demandent le statut de tierce partie le 27 juillet 2022Règlement possible : le Mexique a affirmé en janvier 2023 avoir résolu le différend avec le Canada, mais ni cette affaire ni celle des États-Unis ne sont officiellement closes.
Approbation de biotechnologies et interdictions d'importation ÉTATS-UNIS     Mexique Les États-Unis dénoncent de multiples violations du chapitre sur les normes sanitaires et phytosanitaires de l’ACÉUM concernant le décret mexicain du 13 février 2023 interdisant l'utilisation de maïs génétiquement modifié dans les tortillas ou la pâte, et l'instruction donnée aux agences gouvernementales de remplacer progressivement l'utilisation de maïs génétiquement modifié dans tous les produits destinés à la consommation humaine et à l'alimentation animale.  6/2/2023    21 août 2023Christian Häberli (président), Hugo Perezcano Díaz, Jean E. Kalicki En cours : Le Canada notifie sa participation en tant que tierce partie (non contestante) dans ce différend le 26 août 2023 ; le tribunal autorise plusieurs ONG américaines et mexicaines à soumettre des mémoires dans le cadre du différend ; les audiences sont prévues à la fin juin à Mexico.  À venir

Note : Les litiges ombrés ne semblent pas être actifs. Le tableau n'inclut pas les deux groupes d'examen liés au mécanisme de réaction rapide en matière de travail (annexe 31-A), mis en place à ce jour par les États-Unis à l'encontre du Mexique, qui sont décrits dans la section du présent rapport consacrée aux droits des travailleurs.

À ce jour, il y a eu cinq différends relevant du chapitre 31, deux affaires menacées en raison des modifications apportées à la politique énergétique du Mexique (ombrées dans le tableau 2) et deux examens lancés par les États-Unis au sujet de deux plaintes traitées par le Mexique dans le cadre du mécanisme de réaction rapide en matière de travail. Les cinq différends entre États comprennent deux plaintes des États-Unis contre le système canadien de contingents tarifaires régissant les importations de produits laitiers, une plainte conjointe canado-mexicaine contre la manière dont les États-Unis calculent le contenu nord-américain des pièces automobiles de base (l'affaire des règles d'origine), une autre plainte conjointe contre les droits de douane américains (supprimés depuis) sur les panneaux et modules solaires, et une plainte des États-Unis (avec le Canada comme participant non contestant) contre le décret mexicain de 2023 interdisant le maïs génétiquement modifié dans les denrées alimentaires destinées à la consommation humaine.

Ces affaires ont couvert une grande partie du champ des traités, avec des panels de trois personnes chargées d'examiner le libellé de l’ACÉUM dans neuf chapitres : 2) Traitement national et accès aux marchés pour les produits ; 3) Agriculture ; 4) Règles d'origine ; 9) Mesures sanitaires et phytosanitaires ; 10) Recours commerciaux ; 14) Investissement ; 15) Commerce transfrontalier des services ; 22) Entreprises appartenant à l’État et monopoles désignés ; 29) Publication et administration. Les groupes spéciaux ont, pour la plupart, présenté leurs rapports finaux dans les délais impartis et avec une efficacité remarquable. Contrairement aux pavés absurdement étoffés produits par l'Organe de règlement des différends et l'Organe d'appel de l'OMC, les rapports des groupes spéciaux de l’ACÉUM s’en sont tenus à la limite des 50 pages.

Si plusieurs de ces affaires risquent de miner le soutien politique et public dont bénéficie le jeune traité de remplacement de l'ALÉNA, il est peu probable qu'elles conduisent à des demandes de renégociation du chapitre 31 de l’ACÉUM aux États-Unis. Malgré la possibilité de sanctions commerciales à l'encontre des États, en cas d'échec de la défense de l’ACÉUM, la procédure de règlement des différends du traité soutient largement un modèle d'intégration nord-américaine fondé sur le pouvoir. Les États-Unis n'ont pas encore modifié leur méthode de calcul du contenu national des pièces automobiles de base, bien que le groupe spécial de règlement des différends de l’ACÉUM ait estimé que cette méthode violait les règles d'origine de l'Accord sur l'automobile. Pourtant, les voisins des États-Unis ne semblent pas pressés de prendre des mesures de rétorsion.

Autre signe du soutien des États-Unis à la procédure de règlement des différends de l’ACÉUM, l'administration Biden souhaite remplacer le système de règlement des différends de l'OMC, plus légaliste et basé sur les appels, par un modèle « à un seul niveau » similaire à celui du chapitre 31 du nouvel ALÉNA . Il n'est toutefois pas exclu que les États-Unis cherchent à modifier la procédure nord-américaine de règlement des différends, qu'ils considèrent comme excessive. Si le Canada et le Mexique imposaient des droits de douane sur les importations américaines en réponse à la décision sur les règles d'origine dans le secteur automobile, cela pourrait être un déclencheur potentiel.

Les contestations canadiennes et américaines des réformes énergétiques menées au Mexique dans le domaine de l’énergie en donnant la priorité à l'électricité publique seraient également antagonistes et contre-productives, alors que les gouvernements nord-américains composent avec des formes interventionnistes de coopération en matière de politiques économiques, environnementales et sociales. Le Mexique pourrait également réagir de manière forte à la décision d'un groupe spécial de l’ACÉUM contre son décret de février 2023, largement soutenu, limitant l'utilisation de maïs génétiquement modifié dans les aliments destinés à la consommation humaine, qui se fonde sur des motifs économiques, sanitaires et environnementaux ainsi que sur la préservation des droits et de la culture des populations autochtones .

Outre ces litiges entre États, des dizaines d'autres affaires ont eu lieu en lien avec d'autres chapitres de l'Accord. Il s'agit notamment des 22 cas déposés dans le cadre du mécanisme de réaction rapide en matière de travail (MRR) de l’ACÉUM, d'une pétition déposée avec succès par des travailleurs migrants mexicains contre la discrimination fondée sur le genre dans la politique agricole américaine (chapitre sur le travail), et d'une série de réexamens liés au chapitre 10 et demandés par des exportateurs canadiens au sujet de mesures correctives commerciales américaines concernant principalement des matériaux de construction, notamment des tuyaux et du bois d'œuvre.

Rappelant d’une autre manière les limites de l'ALÉNA et de l’ACÉUM pour régler les plaintes de longue date formulées à l’encontre de la politique américaine, le Canada a lancé, en janvier 2024, un examen en vertu du chapitre 10 au sujet des droits imposés récemment sur les exportations canadiennes de bois d'œuvre résineux .

Le règlement des différends entre investisseurs et États

En plus de tous ces litiges, un grand nombre d'affaires « héritées » de l’ALÉNA en matière de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) ont été lancées entre juillet 2020 et mai 2023, date à laquelle ce règlement a cessé d'être une option pour les investisseurs canadiens aux États-Unis, et vice-versa. Ces poursuites lancées par des investisseurs comprennent une demande d'indemnisation de 1,04 milliard de dollars US visant le Canada en lien avec un projet de GNL rejeté au Québec, la poursuite très controversée de 15 milliards de dollars US contre l’administration Biden qui a annulé l'expansion du pipeline Keystone XL, et une douzaine de poursuites contre le Mexique, liées à l'énergie, à l'exploitation minière, à la fiscalité et aux services publics .

La suppression du RDIE entre le Canada et les États-Unis est sans aucun doute un élément positif du nouvel ALÉNA, salué par la vice-première ministre Freeland en 2018 comme une réalisation-clé dans les négociations de l’ACÉUM. Le RDIE « a coûté aux contribuables canadiens plus de 300 millions de dollars en pénalités et en frais juridiques », a déclaré Mme Freeland. « Le mécanisme faisait passer les droits des entreprises au-dessus de ceux des gouvernements souverains. En l’abolissant, nous renforçons le droit du gouvernement de réglementer, dans l'intérêt du public, pour protéger la santé publique et l’environnement  . »

Toutefois, le maintien en vigueur du RDIE au Mexique, même sous une forme plus limitée dans le cadre du chapitre 14 de l’ACÉUM, constitue une grande injustice qui devrait être corrigée au cours de l'examen fait après six ans. Le Mexique continue d'autoriser que des poursuites soient lancées dans le cadre du RDIE concernant des violations présumées des clauses de traitement national, de traitement de la nation la plus favorisée et de celles portant sur l'expropriation dans le chapitre sur l’investissement de l’ACÉUM. Ce droit est ouvert aux investisseurs américains qui détiennent des contrats publics dans les secteurs des combustibles fossiles, des télécommunications, de la production d'électricité, des services de transport ou de la gestion d'infrastructures telles que les routes et les ponts.

Le régime de règlement des différends entre investisseurs et États de l'ALÉNA a conduit à une expérience pitoyable dans les trois pays, mais ce sont le Mexique et le Canada qui ont le plus souffert des coûteuses décisions des tribunaux d’arbitrage privés qui ont souvent remis en question des mesures légitimes de politique publique jugées contraires aux vastes protections offertes aux investisseurs dans l'ALÉNA. Il est extrêmement regrettable que le Canada continue à faire pression pour obtenir des protections importantes des investisseurs ainsi que des dispositions de RDIE dans ses négociations commerciales post-ACÉUM avec l'Équateur, l'ANASE et l'Indonésie. Le gouvernement semble agir en grande partie au nom des influents lobbies des combustibles fossiles et de l'industrie minière, qui sont à l'origine de plus de 70 % des poursuites canadiennes faites à l'étranger dans le cadre du RDIE .

Néanmoins, tout devrait être mis en œuvre pour revoir le résultat du chapitre sur l’investissement de l’ACÉUM, qui laisse le partenaire le plus méridional de l'Amérique du Nord exposé à des poursuites coûteuses, déraisonnables et inutiles dans le cadre du RDIE. Il existe peu de preuves démontrant que l'accès au RDIE rend le Mexique plus attrayant pour les investissements étrangers . En revanche, il est largement prouvé que l'arbitrage en matière d’investissement constitue un obstacle à l'adoption de mesures environnementales responsables et à la réalisation des droits de la personne et des droits des populations autochtones, comme l'a montré un récent rapport des Nations unies .

Recommandations

  1. Le Canada devrait faire pression sur les États-Unis et le Mexique pour qu'ils suppriment le RDIE de l'Accord pour les trois pays – ou il devrait coopérer avec les porteurs de propositions américaines ou mexicaines allant dans ce sens. Le Canada devrait en outre proposer au Mexique de ne pas appliquer le mécanisme de RDIE contenu dans l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) aux investisseurs canadiens au Mexique, et vice-versa.
  2. En ce qui concerne le processus de règlement des différends entre États de l’ACÉUM, comme indiqué précédemment dans la section sur l'environnement et le climat, les parties liées dans l’ACÉUM devraient convenir d'une clause de paix climatique qui protégera les trois pays des différends entre États au sujet d’un large éventail de mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à électrifier les réseaux de transport et à assurer la transition vers un modèle économique plus durable.

Tableau 3 : RDIE – Poursuites contre le Mexique « héritées » de l’ALÉNA (juillet 2020 à juillet 2023)

Plaignant (nationalité)Demande d'arbitrage  Statut  Montant recherché Date de la violation présumée de l'ALÉNASecteur
Cyrus Capital Partners & Contrarian Capital Mgmt (États-Unis) Non connu. Enregistré par le CIRDI le 11 août 2023.Actif  219 millions de dollars américainsÉvénements précédant le 23 mars 2023    Activités financières et d'assurances
Mario Noriega Willars (États-Unis)  Non connu. Enregistré par le CIRDI le 21 juillet 2023. En attente    Non connu    Non connu    Transport et stockage
First Majestic Silver Corp. (canadienne)               Non connu. Première affaire le 31 mars 2021 ; deuxième affaire enregistrée par le CIRDI le 21 juillet 2023. Actif  500 millions de dollars américains Événements survenus avant et depuis mars 2021 (violation continue de l'ALÉNA) Pétrole, gaz, mines (fiscalité)
Silver Bull Resources Inc. (États-Unis)            US        29 juin 2023Actif  178 millions de dollarsÉvénements depuis septembre 2019Pétrole, gaz, mines
Arbor Confections Inc, Mark Alan Ducorsky et Brad Ducorsky (États-Unis)               Non connu (enregistré par le CIRDI le 20 juillet 2023) En attente  80 millions de dollars US Non connu Autres industries (fabrication de produits alimentaires)
Enerflex US Holdings et Exterran Energy Solutions (États-Unis)                 16-Jun-23 Actif 120 millions de dollars US  31 janvier 2022Pétrole, gaz, mines
Access Business Group (États-Unis)                    13 avril 2023Actif3 milliards de dollars US1er juillet 2022Agriculture, pêche et foresterie
Goldgroup Resources (canadien)                 17 février 2023 ActifAu moins 100 millions de dollars USÉvénements précédant le 30 avril 2021 Pétrole, gaz, mines (litige devant les tribunaux mexicains)
Amerra Capital Mgmt LLC et autres (États-Unis)              3 août 2022 Actif    Non connu (caviardé)Événements précédant avril-mai 2022Finance (instruments de la dette)
Doups Holdings LLC (États-Unis)              13 juillet 2022 Actif    Non connuÉvénements après le 12 juin 2019 Transport (permis - stationnement payant)
Margarita Jenkins, María Elodia Jenkins et Juan Carlos Jenkins (États-Unis)                Avis d'intention envoyé au Mexique le 19 juillet 2021En attente    Non connuÉvénements précédant le 29 juin 2021Services et commerce (université privée)
Finley Resources Inc., MWS Management Inc. et Prize Permanent Holdings LLC (États-Unis)               25 mars 2021Actif    100 millions de dollars US Événements après le 4 octobre 2018 Pétrole, gaz, mines (contrats pétroliers)

Notes : Les détails des cas sont tirés de la base de données CIRDI de la Banque mondiale, de l'Investment Arbitration Reporter, de la base de données ISDS d'Italaw, du gouvernement du Mexique et d'autres sources d'information. Les affaires impliquant des incidents postérieurs à l'ALÉNA (c'est-à-dire survenus après juillet 2020) sont ombrées en bleu, sauf si le plaignant allègue des violations liées à des actions antérieures et postérieures à juillet 2020 (par exemple, lorsqu'un modèle de comportement plutôt qu'un seul incident postérieur à l'ALÉNA est contesté). Les affaires sont classées par date de demande d'arbitrage lorsque cette information est disponible. Dans la rubrique « statut », la mention « actif » indique qu'un tribunal a été constitué. 

Le bilan incomplet de l’ACÉUM en matière de genre et de commerce inclusif

Laura Macdonald et Mary McPherson

La renégociation de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) s'est déroulée à un moment de bouleversement de l’ordre international soi-disant fondé sur des règles. L'élection de Donald Trump avec un mandat anti-ALÉNA, le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne (Brexit) et l'échec du traité de libre-échange de l'administration Obama avec l'UE – sans oublier le quasi-échec de l’accord entre le Canada et l'UE, l'AÉCG, en partie en raison de ses protections excessives en faveur des investisseurs – ont révélé une antipathie latente qui existe envers la mondialisation néolibérale dans l'Ouest.

Au Canada, le gouvernement Trudeau a répondu aux préoccupations publiques et politiques concernant les effets inégaux du commerce en promettant de développer un « programme commercial progressiste ». Le plan ministériel 2017-2018 d'Affaires mondiales Canada parlait de l'« engagement accru à l’égard de l’ouverture et de la transparence, en particulier dans l’évaluation et la production de rapports » sur la politique commerciale, qui devrait prendre « en compte les enjeux comme la main-d’œuvre, l’environnement, l’égalité entre les sexes, la transparence et la croissance économique inclusive  ».

Cette politique, rebaptisée par la suite « l’approche inclusive du Canada à l’égard du commerce », vise à « faire en sorte que les avantages et débouchés qui découlent du commerce soient largement répartis, y compris avec les groupes qui sont traditionnellement sous-représentés, tels que les femmes, les petites et moyennes entreprises (PME) et les peuples autochtones  ». À la suite du Chili et de l'Uruguay, le Canada a commencé à ajouter des chapitres sur le genre dans ses accords de libre-échange . Le Canada effectue désormais des analyses comparatives entre les sexes plus (ACS+) dans tous les nouveaux accords commerciaux, avant leur ratification par le Parlement .

Les hypothèses sous-jacentes du Canada concernant les règles commerciales n'ont cependant pas changé. Le Canada maintient que « l'ordre international fondé sur des règles », régi par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et l'ALÉNA, « a apporté une prospérité inégalée au Canada et à d’autres pendant des décennies  ». La politique commerciale canadienne continue de prioriser l'ouverture des marchés pour les exportateurs canadiens de produits de base et de produits agricoles, et pour les services financiers et autres, ainsi que des protections solides pour les entreprises extractives canadiennes opérant à l'étranger.

À l’opposé, au sud de la frontière, un consensus bipartisan s'est établi sur le fait que le libre-échange a entraîné des pertes déstabilisantes pour plusieurs et des gains très inégaux pour d'autres. « Pour dire les choses simplement », écrivait Robert Lighthizer, le représentant américain au Commerce (USTR) de Trump, « je pense que la politique commerciale américaine devrait être axée sur l'aide aux familles américaines de la classe ouvrière. L'augmentation des bénéfices des entreprises, l'accroissement de l'efficacité économique et la baisse des prix à la consommation sont importants mais, à mon avis, secondaires par rapport à cet objectif  ».

L'administration Biden a conservé la position commerciale centrée sur les travailleurs de son prédécesseur tout en intégrant l'équité raciale et de genre dans sa collecte de données commerciales et ses exigences liées aux rapports de l’USTR . Le plan stratégique 2022-2026 de l'USTR décrit des processus « inclusifs » qui pourraient permettre l’élaboration d’une politique commerciale plus équitable, notamment en collaborant avec « les syndicats, les peuples autochtones, les gouvernements étatiques et locaux» et en impliquant les «communautés mal desservies et défavorisées» lors du développement de politiques, de négociations, de la mise en œuvre et de l'application des accords  ».

Le même document propose d'identifier comment la politique commerciale peut « contribuer à accroître l'équité, à réduire les inégalités de revenus et à développer les micro, les petites et les moyennes entreprises ainsi que leur potentiel de création de bons emplois basés aux États-Unis grâce au commerce ». De plus, alors que les réformes commerciales et la rhétorique de Trump se concentraient sur les travailleurs américains issus en grande partie de secteurs traditionnels dominés par les hommes, la représentante américaine au Commerce de Biden, Katherine Tai, parle de la valeur de l'avancement des droits des travailleurs à l'étranger, pour faire en sorte que « nous ne dressions pas nos communautés de travailleurs les unes contre les autres, mais leur permettions au contraire de se concurrencer équitablement et de s'épanouir dans cette économie mondiale  ».

Lors des renégociations de l'ALÉNA, le Canada a proposé d'ajouter au nouvel Accord des chapitres sur le commerce et le genre, et sur le commerce et les peuples autochtones. Aucun de ces chapitres n'a figuré dans l'Accord final en raison de l'opposition de l'administration Trump. Compte tenu de l'évolution de la politique commerciale des États-Unis depuis lors, l'examen de l’ACÉUM est l'occasion de revoir ces exclusions et d'envisager d'autres moyens d'intégrer dans l'Accord des éléments inclusifs qui font partie de la politique commerciale de chacun des trois pays.

Genre et commerce

L’ALÉNA ne tient absolument pas compte de la dimension du genre et ne prend pas en considération les différents effets que l'Accord peut avoir sur les hommes et les femmes. Cela s’est imposé en dépit du fait que des économistes politiques et militantes féministes canadiennes ont attiré l'attention sur ces questions lors des débats sur l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALÉ) et sur l'ALÉNA.

L'intégration économique qui s'est produite après la mise en œuvre de ces accords, entraînant entre autres au Canada la perte de secteurs économiques comme la production de textiles et d'habillement qui employaient en majeure partie une main-d'œuvre féminine et racisée, a eu des effets évidents sur le genre. Au Mexique, l'intégration économique et les réformes néolibérales ont entraîné une croissance rapide du secteur des maquiladoras (usines orientées vers l'exportation près de la frontière américaine) où les femmes représentaient une grande majorité de la main-d'œuvre, en particulier dans les premières années de l'ALÉNA.

Même si le nombre d'hommes travaillant dans les maquilas a augmenté au fil du temps, les femmes ont toujours tendance à y occuper des postes plus mal payés et plus précaires, elles sont souvent victimes de discrimination, de harcèlement sexuel et de violence. Les syndicats de protection (voir la section du présent rapport consacrée aux droits du travail) sont particulièrement répandus dans le secteur des maquilas. Les femmes sont surreprésentées dans le secteur informel, qui n'est pas couvert par le mécanisme de réaction rapide (MRR) de l’ACÉUM.

Affaires mondiales Canada énumère les objectifs suivants visant l’inclusion de chapitres sur le genre dans les accords de libre-échange canadiens :

  1. Réaffirmer l’importance de tenir compte de l’égalité des genres dans les questions économiques et commerciales.
  2. Réaffirmer l’engagement envers les accords internationaux sur l’égalité des genres et les droits des femmes, notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
  3. Fournir un cadre permettant aux parties à l'Accord d'entreprendre des activités de coopération sur des questions liées au genre et au commerce.
  4. Créer un comité consacré au commerce et au genre et d'autres dispositions institutionnelles .

Les chapitres sur le genre attirent l'attention sur l'effet inégal qu’ont les accords commerciaux sur les hommes et les femmes ainsi que sur les personnes issues de la diversité de genres, mais ils ne sont pas juridiquement contraignants. La plupart des accords commerciaux canadiens ne prévoient pas de recours au règlement des différends pour des questions découlant de leurs chapitres sur le genre, ce qui signifie qu'aucune sanction n'est prévue en cas de non-respect des engagements qu'ils contiennent.

Bon nombre des efforts actuels visant à intégrer la dimension du genre dans les dispositifs commerciaux existants, tels que les chapitres distincts sur la dimension du genre dans les accords commerciaux régionaux ou multilatéraux, la déclaration de l'OMC sur le commerce et l'autonomisation économique des femmes à Buenos Aires en 2017, les efforts visant à promouvoir l'esprit d'entreprise des femmes ainsi que l'analyse comparative entre les genres (ACG) à l’intérieur des politiques commerciales, sont très insuffisants parce qu'ils ne reconnaissent pas l'importance de la reproduction sociale dans l'économie ou ne consultent pas les organisations de femmes pour développer de nouvelles stratégies .

Malgré l'absence d'un chapitre sur l'égalité des genres, l’ACÉUM contient des références, certes limitées, à cette question dans d'autres parties de l'Accord. Les plus significatives se trouvent dans le chapitre sur le travail, comme indiqué dans la section sur le travail de ce rapport. L’ACÉUM s'engage à respecter les droits fondamentaux du travail de l'Organisation internationale du travail (OIT), notamment « l'élimination de la discrimination en matière d'emploi et de profession » et « des conditions de travail acceptables en ce qui concerne le salaire minimum, la durée du travail, la sécurité et la santé au travail ». Toutefois, le chapitre sur le travail ne comporte pas d'engagement en faveur d’un salaire égal pour un travail de valeur égale. 

En outre, l'article 23.9 du chapitre sur le travail de l’ACÉUM engage chaque partie à : « [mettre] en œuvre des politiques qu’elle considère appropriées afin de protéger les travailleurs contre la discrimination en matière d’emploi fondée sur le sexe (y compris en ce qui concerne le harcèlement sexuel), la grossesse, l’orientation sexuelle, l’identité de genre et les responsabilités liées à la prestation de soins; de prévoir un congé avec protection de l’emploi en cas de naissance ou d’adoption d’un enfant et pour les soins aux membres de la famille; et de protéger contre la discrimination salariale ».

En réponse à la réaction de membres du Congrès américain, une note de bas de page a toutefois été ajoutée à l'article : « Les politiques existantes des agences fédérales des États-Unis concernant l’embauche de travailleurs fédéraux sont suffisantes afin de remplir les obligations prévues au présent article. L’article ne requiert par conséquent aucune action additionnelle de la part des États-Unis, incluant tout amendement au Titre VII du Civil Rights Act of 1964, pour faire en sorte que les États-Unis respectent les obligations prévues au présent article. »

Cette affirmation est discutable à la lumière des nombreux défis auxquels sont confrontés les femmes et les travailleurs LGBTQI+ aux États-Unis, et souligne la faiblesse des dispositions relatives au travail en ce qui concerne les droits des travailleurs américains ou canadiens . Il convient de noter que le chapitre sur le travail de l’ACÉUM comprend également des protections pour les droits des migrants. Comme nous l'avons vu dans la section sur les droits des travailleurs, cela a conduit à un litige fructueux concernant les droits des travailleuses mexicaines migrantes aux États-Unis.

Le mécanisme de réaction rapide (MRR) en matière de travail de l’ACÉUM, décrit en détail dans la section relative aux droits du travail, se concentre uniquement sur la violation du droit de libre association et de négociation collective, et ne contient aucune référence aux droits fondamentaux du travail de l'OIT concernant l'élimination de la discrimination sur le lieu de travail, qui sont conçus pour lutter contre la discrimination fondée sur le genre et d'autres formes de discrimination. Il ne fait pas non plus référence à des questions telles que le harcèlement sexuel et la violence sexuelle sur le lieu de travail, qui sont abordées dans la réforme du travail au Mexique.

Le chapitre 25 de l’ACÉUM, consacré aux petites et moyennes entreprises (PME), engage chaque partie à renforcer « la collaboration avec les autres parties dans le cadre d’activités de promotion des PME détenues par des groupes sous représentés, y compris les femmes, les peuples autochtones, les jeunes et les minorités, ainsi que les entreprises en démarrage et les PME agricoles ou rurales, et promotion du partenariat entre ces PME et de leur participation au commerce international ». Cet engagement reconnaît le fait que les femmes sont beaucoup plus susceptibles de posséder des petites entreprises que de posséder ou d'être représentées dans la haute direction des grandes entreprises, et que les PME sont beaucoup moins susceptibles d'exporter que les grandes entreprises.

Toutefois, à l'instar des chapitres sur le genre contenus dans d'autres accords commerciaux, les engagements du chapitre 25 portant sur les PME ne sont assortis d'aucune sanction, et aucun autre texte du chapitre ne fait référence aux obstacles spécifiques auxquels sont confrontées les entreprises détenues par des femmes, par des personnes issues de la diversité des genres ou par des personnes racisées.

Peuples autochtones et commerce

Compte tenu de la nature encore coloniale de l’État canadien, nous ne sommes pas en mesure de formuler des recommandations pour modifier ou développer les dispositions de l’ACÉUM relatives aux peuples autochtones. Nous nous contenterons de formuler quelques observations sur les résultats de ces négociations, sur l'évolution de la politique commerciale canadienne à l'égard des peuples autochtones depuis lors et sur la nécessité de consulter largement les peuples autochtones de l'ensemble du continent dans le cadre du processus d'examen tous les six ans de l’Accord.

Tout d'abord, nous reconnaissons les efforts faits dans le passé par des négociateurs canadiens pour tenter d'inclure un chapitre sur les droits des peuples autochtones dans l’ACÉUM. Bien qu'un tel chapitre n'ait pas été intégré au texte final de l'Accord, les droits des peuples autochtones ont été protégés dans une certaine mesure à l'article 32.5 du chapitre sur les exceptions et les dispositions générales, dans le préambule de l'Accord, dans le chapitre sur l'environnement en ce qui concerne la biodiversité, ainsi que dans d'autres chapitres.

Les limites de l'exception générale pour les peuples autochtones pourraient être testées dans le cadre du différend entre les États-Unis et le Mexique au sujet des mesures relatives au maïs transgénique (voir la section sur le règlement des différends du présent rapport), tout dépendant comment le groupe spécial traitera les arguments des deux parties. Nous notons que dans la communication initiale du Canada liée à ce différend (en tant que partie non contestante), le gouvernement fédéral renforce le fait qu'il appartient à chaque pays de déterminer si une mesure est « nécessaire pour remplir ses obligations juridiques envers les peuples autochtones  ». En fonction de l'issue de ce différend, les parties liées dans l’ACÉUM pourraient être amenées à préciser de la manière la plus large possible le champ d'application de l'exception concernant les peuples autochtones.  

En début d'année, le Canada a ratifié l'Accord de libre-échange Canada–Ukraine (ALÉCA) 2023, qui comprend un chapitre complet sur les droits des peuples autochtones au Canada et en Ukraine et sur leurs attentes. Ce chapitre s'inscrit dans l'esprit du programme commercial inclusif du Canada en ce sens qu'il souligne qu'il est souhaitable de faciliter le commerce et les investissements des entreprises appartenant à des Autochtones. Il comprend également une clause de non-dérogation, comme l'a demandé l'Assemblée des Premières Nations lors des négociations de l’ACÉUM . Toutefois, aucun élément du chapitre n’est couvert par le règlement des différends et le comité des peuples autochtones établi par le traité n'est pas tenu d'y inclure des représentants des peuples ou des communautés autochtones de l'un ou l'autre pays.

Recommandations

Compte tenu des limites et des omissions de l’ACÉUM en ce qui concerne la prise en compte de l'inégalité des genres et celle des droits des peuples autochtones dans les relations économiques nord-américaines, le Canada devrait profiter de l'examen de l’Accord tous les six ans pour viser les priorités suivantes.

  1. Procéder à un examen approfondi de l’ACÉUM en matière d'équité et à une analyse basée sur le genre, et examiner comment une analyse intersectionnelle pourrait conduire à une meilleure inclusion de dispositions conçues pour prendre en compte la manière dont le commerce peut avoir des effets négatifs sur les femmes, les personnes racisées et d'autres groupes défavorisés.
  2. Inclure les organisations de femmes et les organisations LGBTQI+ des trois pays dans le processus d'examen de l’ACÉUM.
  3. Inclure un chapitre sur l'égalité des genres et développer des moyens permettant de soumettre les dispositions de ce chapitre à une procédure de règlement des différends.
  4. Supprimer la note de bas de page 15 du chapitre sur le travail, qui indique que les États-Unis n'ont aucune responsabilité en ce qui concerne la formulation relative à la discrimination sur le lieu de travail.
  5. Inclure la violation des engagements visant à éliminer la discrimination en matière d'emploi et de profession comme motif de déclenchement d'une plainte en vertu du mécanisme de réaction rapide en matière de travail.
  6. Inclure la prise en compte du droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale dans le chapitre sur le travail.
  7. Fournir un soutien financier aux éléments de la réforme du travail au Mexique relatifs à l'égalité des genres, ainsi qu'aux efforts déployés par les militants syndicaux mexicains pour organiser les travailleuses et assurer le renforcement des capacités, de la formation et d'autres mesures.
  8. Consulter les représentants des peuples et des communautés autochtones des trois pays sur tous les aspects de l'examen, tous les six ans, de l’ACÉUM.

Une feuille de route pour un examen de l’ACÉUM axé sur les travailleurs et le climat : Conclusion et recommandations

Stuart Trew

La période d’examen de l’ACÉUM après six ans arrivera plus tôt que prévu. Des élections dans les trois pays en retarderont les préparatifs et nuiront aux tentatives d'anticipation des opportunités et des défis politiques qu’elle présente. Peu importe qui sera au pouvoir à ce moment-là, il est peu probable que l’ACÉUM existant soit reconduit sans heurts, car les responsables commerciaux républicains et démocrates ont laissé entendre qu'ils pourraient profiter de la révision après six ans pour faire pression afin que le Canada et le Mexique fassent de nouvelles concessions.

«Cet examen ne doit pas se faire d’une manière où les trois parties commencent les discussions en étant trop confortables», a déclaré la représentante au Commerce des États-Unis, Katherine Tai, en mars 2024. «Tout l’intérêt est de maintenir un certain niveau d'inconfort, qui peut impliquer une part d'incertitude, afin que les parties restent motivées à faire ce qui est vraiment difficile, c'est-à-dire continuer à réévaluer nos politiques et nos programmes commerciaux afin de s'assurer qu'ils répondent vraiment aux changements qui se produisent autour de nous  .

Bien que la période d’examen de l’ACÉUM ne soit pas sans risques importants, il y aurait des avantages sociaux, économiques et environnementaux à améliorer la formulation de l'Accord dans les domaines du travail, de l'environnement, du commerce numérique et de l’investissement, et de chapitres commerciaux qui soient inclusifs. Les représentants du gouvernement mexicain, pour leur part, ont indiqué qu'ils prévoyaient également utiliser la révision pour exiger des changements, y compris des améliorations au MRR, afin de rendre plus symétrique, une modification possible qui serait bienvenue .

Le présent rapport fait de façon collaborative propose un certain nombre d'améliorations, mais ne doit pas être considéré comme une approbation de l'Accord. Il indique plutôt le potentiel de réforme de nos institutions commerciales - en consultation avec la société civile trinationale - pour favoriser des relations économiques et sociales inclusives, durables et justes sur ce continent.

Recommandations

  1. Étendre dans l’ACÉUM, l'application du mécanisme de réaction rapide en matière de travail (MRR) propre aux installations spécifiques, afin que ce dernier couvre les violations des droits du travail commises au Canada et aux États-Unis.
  2. Confirmer et étendre les secteurs économiques auxquels le MRR s'applique au-delà de ceux impliqués dans la fabrication de biens, la fourniture de services ou le secteur minier, afin d'inclure l'énergie, le secteur des services au sens large, l'agriculture et les travailleurs migrants.
  3. Élargir la définition du «déni de droits» dans le cadre du MRR, qui ne se limite pas à la liberté d'association et aux droits de négociation collective, pour y inclure la discrimination fondée sur le genre, l'orientation sexuelle ou l'expression sexuelle; la violence fondée sur le genre; le travail des enfants; la santé et la sécurité; ainsi que les normes minimales de travail.
  4. Clarifier l'annexe 31-B (le mécanisme de réaction rapide propre au Canada) pour confirmer que le MRR s'applique à un déni de droits dans n’importe quelle installation couverte par n’importe quelle législation interne. 
  5. Clarifier et promulguer des critères et des exigences plus spécifiques concernant les accords de réparation qui règlent les plaintes déposées dans le cadre du MRR, y compris le contenu (dommages-intérêts, etc.), les délais et les exigences en matière de consultation des parties prenantes.
  6. Créer un organisme consultatif canadien, semblable à l'Independent Mexico Labour Expert Board aux États-Unis, afin de fournir un point de contact dédié et les conseils indépendants au gouvernement canadien en ce qui concerne les questions due travail dans l’ACÉUM.
  7. S'engager dans le renforcement des capacités de coopération dans le cadre du chapitre sur le travail de l’ACÉUM afin de renforcer l'application de la loi et les systèmes d'inspection au Mexique, et contribuer au financement et à la mise en place d'un comité de surveillance indépendant ayant pour mandat de collecter des données et de proposer des formations en matière d'application du droit du travail.
  8. Mettre en œuvre des mesures coercitives significatives au Canada pour se conformer à l'interdiction d'importer des biens produits en grâce au travail forcé ou obligatoire (article 23.6 de l’ACÉUM).
  9. Établir un nouveau taux tarifaire lié â la règle de la nation la plus favorisée (NPF) qui soit harmonisé â l’échelle de  l’Amérique du Nord pour les véhicules et les pièces, de manière à encourager le respect des règles d'origine de lACÉUM en protégeant contre une augmentation soudaine des importations d'automobiles chinoises.
  10. Mettre à jour la liste des composants automobiles essentielles de l’ACÉUM afin de mieux prendre en compte les technologies avancées nécessaires à la production future de véhicules, y compris les véhicules électriques (VE).
  11. Mettre à jour les exigences de l’ACÉUM relatives à la teneur en valeur-travail et créer un mécanisme qui l’ajuste automatiquement en fonction de l'inflation.
  12. Demander à l'Agence des services frontaliers du Canada de publier des rapports annuels de conformité pour chaque constructeur automobile, afin de sensibiliser le public et les consommateurs aux niveaux de contenu régional pour tous les véhicules vendus en Amérique du Nord.
  13. Réviser le chapitre sur l'environnement de l’ACÉUM afin d'apporter des réponses et une mise en œuvre plus rapides des obligations environnementales de l’ACÉUM, inspirées par le MRR contenu dans le chapitre sur le travail.
  14. Négocier une clause de paix climatique qui protège les mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ou celles qui répondent à l'urgence climatique du mécanisme de règlement des différends entre États, et entre investisseurs et États contenu dans l’ACÉUM.
  15. Réviser les règles du chapitre sur le commerce numérique de l’ACÉUM concernant les flux transfrontaliers de données, la localisation des données, le code source et les algorithmes afin de donner aux pays d'Amérique du Nord la flexibilité nécessaire pour réglementer de manière adéquate les technologies numériques émergentes, protéger la vie privée (en particulier sur le lieu de travail) et limiter les flux de données en dehors des frontières nationales lorsqu'il y a une raison d'intérêt public de le faire.
  16. Créer des conditions égales pour toute dans l'Amérique du Nord en matière d’investissement, en éliminant complètement le règlement des différends entre investisseurs et États au Mexique, comme c'est le cas pour le Canada et les États-Unis.
  17. Proposer de supprimer l'accès à la procédure RDIE dans l'Accord de partenariat transpacifique global et progressist (PTPGP) pour les investisseurs canadiens au Mexique et les investisseurs mexicains au Canada.
  18. Procéder à un examen approfondi sur l'équité et à une analyse comparative entre les genres de l’ACÉUM, et voir de quelle façon une analyse intersectionnelle pourrait améliorer l’inclusion de dispositions conçues concernant les effets négatifs que peut avoir le commerce sur les femmes, les personnes racisées et d'autres groupes défavorisés. 
  19. Inclure les organisations de femmes et les organisations LGBTQI+ des trois pays dans le processus d'examen sexennal de l’ACÉUM. 
  20. Inclure un chapitre sur l'égalité de genre et développer des moyens permettant d’en soumettre les dispositions à une procédure de règlement des différends.
  21. Supprimer la note de bas de page 15 du chapitre sur le travail, qui indique que les États-Unis n'ont aucune responsabilité en ce qui concerne la formulation relative à la discrimination sur le lieu de travail.
  22. Inclure la violation des engagements visant à éliminer la discrimination en matière d'emploi et de profession comme motif de déclenchement d'une plainte au titre du mécanisme de réaction rapide en matière de travail.
  23. Inclure la prise en compte du droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale dans le chapitre sur le travail.
  24. Apporter un soutien financier aux éléments de la réforme du travail au Mexique relatifs à l'égalité de genre, ainsi qu'aux efforts déployés par les militants syndicaux mexicains pour organiser les travailleuses, et prévoir des mesures de renforcement des capacités, des formation et d'autres mesures. 
  25. Associer largement les communautés autochtones d'Amérique du Nord, y compris les Premières Nations, les Inuits et les Métis, aux préparatifs canadiens en vue de l'examen tous les six ans de l’ACÉUM.

Annexe : Article 34.7 de l’ACÉUM : Examen et reconduction

  1. Le présent accord prend fin 16 ans après la date de son entrée en vigueur, à moins que chaque partie ne confirme qu'elle souhaite le reconduire pour une nouvelle période de 16 ans, conformément aux procédures définies aux paragraphes 2 à 6.
  2. Au sixième anniversaire de l'entrée en vigueur du présent accord, la Commission se réunit pour procéder à un "examen conjoint" du fonctionnement du présent accord, examiner toute recommandation d'action soumise par une partie et décider de toute action appropriée. Chaque partie peut présenter des recommandations d'action à la Commission au moins un mois avant la tenue de la réunion d'examen conjoint de la Commission.
  3. Dans le cadre de l'examen conjoint de la Commission, chaque partie confirme par écrit, par l'intermédiaire de son chef de gouvernement, si elle souhaite proroger le présent accord pour une nouvelle période de 16 ans. Si chaque partie confirme son souhait de proroger le présent accord, celui-ci sera automatiquement prorogé pour une nouvelle période de 16 ans et la Commission procédera à un examen conjoint et envisagera la prorogation du présent accord au plus tard à la fin de la prochaine période de six ans.
  4. Si, dans le cadre d'un réexamen après six ans, une partie ne confirme pas son souhait de prolonger la durée du présent accord pour une nouvelle période de 16 ans, la Commission se réunit pour procéder à un examen conjoint chaque année jusqu'à la fin de la durée du présent accord. Si une ou plusieurs parties n'ont pas confirmé leur souhait de proroger le présent accord pour une nouvelle période de 16 ans à l'issue d'un examen conjoint donné, à tout moment entre la conclusion de cet examen et l'expiration du présent accord, les parties peuvent automatiquement proroger le présent accord pour une nouvelle période de 16 ans en confirmant par écrit, par l'intermédiaire de leur chef de gouvernement respectif, leur souhait de proroger le présent accord pour une nouvelle période de 16 ans.
  5. Si les parties décident de proroger le présent accord pour une nouvelle période de 16 ans, la Commission procède à des examens conjoints tous les six ans et les parties ont la possibilité de proroger le présent accord après chaque examen conjoint, conformément aux procédures décrites aux paragraphes 3 et 4.
  6. Si les parties ne confirment pas toutes leur volonté de prolonger la durée du présent accord, le paragraphe 4 s'applique.